Découvert en salle en début d'année, Queen & Slim m'avait laissé un agréable souvenir : de par les discours qui y étaient tenus, la bande son ainsi que les prestations de Daniel Kaluuya et de Jodie Turner-Smith, la première réalisation de Melina Matsoukas avait su me convaincre et me toucher. Mais, si je souhaite parler de ce film plus longuement, c'est pour vous faire part du rapprochement avec le Joker de Todd Phillips, vu quelques mois auparavant, qui m'a sauté aux yeux au cours de mon visionnage et qui ne m’a jamais quitté depuis.


Etant donné que je vais m’attarder sur certains éléments clés de l’intrigue de ces deux films, je vous recommande, avant de poursuivre votre lecture, cher lecteur, chère lectrice, de les avoir vus au préalable afin de ne pas trop vous en révéler.


Si l’un est une relecture de l’origin story du plus grand ennemi de Batman et l’autre un "road movie" vers la Liberté à travers les Etats-Unis, force est de constater que ces deux métrages ont pour véritable point de départ une fusillade qui, dans les deux cas de figure, peut s'apparenter à un acte de légitime défense (bien que pour Arthur Fleck, l’antihéros du film de Todd Phillips, il peut être plus difficile de le défendre étant donné l’acharnement dont il fait preuve) et qui va constituer le cœur du récit : cela est particulièrement vrai pour Queen & Slim dans la mesure où celui-ci se focalise sur la fuite de deux jeunes gens qui viennent de se rencontrer à l’occasion d’un date Tinder qui a mal tourné, mais il en va également de même avec Joker. Cela peut paraître moins évident dans la mesure où le film porté par Joaquin Phoenix est plus dense que Queen & Slim car il comporte plusieurs axes, notamment celui relatif à la question tenant à l'identité des parents d'Arthur et celui autour du show de Murray Franklin, mais le point de convergence desdits axes s'avère être, justement, le triple homicide, lequel va avoir des répercussions inattendues en toile de fond (à supposer qu'il se soit réellement passé et qu'il ne s'agisse pas d'un délire d'Arthur).


En effet, une insurrection va prendre forme les jours suivants le crime commis dans le métro au sein des communautés les plus pauvres de Gotham qui se sentent inspirées et représentées malgré l’absence d’une quelconque motivation politique affichée ("I’m not political" dira clairement Arthur durant le dernier acte). Or, un phénomène similaire se constate dans le film de Melina Matsoukas où les membres du duo deviennent les nouveaux Bonnie and Clyde et de véritables figures du Black Power aux yeux de la communauté des gens de couleur. Pour mieux comprendre ce postulat, une importance particulière doit être accordée aux victimes elles-mêmes : les trois jeunes tués par Arthur travaillaient pour Thomas Wayne, homme d’affaire fortuné, et représentent la catégorie des gens riches, de ceux qui ont fait quelque chose de leur vie et qui se distinguent des clowns (pour reprendre le terme employé par le père du futur Chevalier Noir pour désigner les autres), et le policier abattu par le personnage de Daniel Kaluuya avait, deux ans auparavant, tué sans aucun motif une personne de couleur qui accompagnait sa fille à l'école. Partant, elles font office de contrepoids dans l’opposition sociale à laquelle ont été confrontés les protagonistes. Qui plus est, il y a lieu de souligner qu’aucun d’entre eux, que ce soit dans Joker ou dans Queen & Slim, n’avaient l'intention de lancer un quelconque mouvement mais cherchaient à sauver leurs vies et même, plus simplement encore, si l'on remonte un peu plus loin, à rentrer chez eux. Partant, le rapprochement entre ces deux films réside principalement dans un phénomène d'interprétation ou plus exactement d'appropriation desdits incidents par l'extérieur. Sur ce point, le métrage de Todd Phillips étant volontairement ouvert à interprétation, on peut considérer les choses sous un angle différent en imaginant qu'Arthur se soi lui-même approprié les faits en se convaincant qu'il était l'auteur du triple homicide (ce qui rejoindrait l'idée du we are all clowns).


Par ailleurs, dans un autre ordre d’idée, il peut être décelé un jeu de réciprocité avec la scène dans laquelle le passager d'un taxi porte un masque de clown et qu'Arthur, sur le trottoir, lui sourit en regardant la voiture passer : l'inconnu masqué a été inspiré par Arthur sans le savoir et ce dernier est réconforté, car moins incompris, par cet échange de quelques secondes. Queen & Slim contient lui aussi une scène dans laquelle les deux fugitifs trouvent un peu de répit et de réconfort dans un bar où ils vont même se sentir suffisamment en sécurité pour s'accorder une danse. Cette scène intervient à l'issue de la première heure du métrage et permet de calmer le jeu, tout comme la scène où Arthur se met à danser devant un miroir quelques minutes après avoir quitté la scène de son (premier) crime. Cette dernière est une véritable respiration, permettant à Arthur d’extérioriser à sa manière sa peur et son excitation, après une course effrénée malgré l’absence de poursuivants, mais également une rupture puisqu’elle marque la fin de la transposition du schéma narratif proposé par Todd Phillips avec celui de Queen & Slim (c’est ce que tente de symboliser la scission des deux branches du "Y" qui fait office de titre au présent papier).


A partir de là, les dynamiques des deux films sont bien dissociables puisque Arthur n’a pas pu être identifié en raison du maquillage qu'il portait la nuit du triple homicide et n’a donc pas l’obligation de poursuivre sa fuite, ce qui le place dans une position radicalement différente de celle du couple de Queen & Slim qui est forcé de fuir et de se cacher, la vidéo de la mort du policier s’étant retrouvée sur Internet. De ce fait, la quasi-totalité des personnes qu’ils vont être amenés à croiser au cours de leur voyage désespéré les connaissent et savent ce qu’ils ont fait. Les points de vue divergent d’une personne à l’autre mais l'engouement pour le duo semble être particulièrement prononcé auprès des plus jeunes. D’ailleurs, la réplique de Junior, le fils du garagiste qui va tenir compagnie aux nouvelles icônes le temps d’une promenade, "really hope y'all make it. (...) Just know, even if you don't, it will be ok. (...) 'Cause then you will be immortal. (...) I want to be immortal too. (...) I just want people to know I was here." résonne dans celle d'Arthur "for my hole life, I didn't know if I even really existed. But I do. And people are starting to notice". Mentionner Junior me permets de faire une petite parenthèse car la séquence de la mort de ce dernier est très certainement celle qui m'a le plus marqué en raison de son montage qui souligne parfaitement le contraste entre la vie et la mort. En outre, l'intensité de cette scène se trouve renforcée par le fait que Junior tient tête, lors d'une manifestation, à un policier qui est lui-même une personne de couleur. On retrouvera, plus tard, une confrontation similaire lorsque le duo prendra la fuite de chez les Sheperd (sa résolution sera, néanmoins, bien différente).


En revanche, pour reprendre le fil de la comparaison, aucun des protagonistes principaux ne revendiquent être l’instigateur du mouvement qu’ils ont suscité involontairement. Si Arthur confesse son crime en live sur le plateau de Murray Franklin, il réplique "do I look like the kind of clown that could start a movement?" lorsque l’animateur du show cherche à connaître les motivations qui l’ont poussé à agir de la sorte, ce qui peut laisser à entendre qu’il ne se considère pas comme étant responsable du chaos qui règne à Gotham, ou du moins qu’il ne le réalise pas complètement, ce qui ne l’empêche pas de l’approuver, ni de s’y retrouver idéologiquement parlant. Cette forme de distance par rapport à la situation dont il peut faire preuve peut laisser à penser que ce qui est narré dans Joker est très largement erroné. Par exemple, si l’on met de côté l’arc du personnage de Zazie Beetz, le fait que le mouvement prenne directement pour cible Thomas Wayne peut être perçu comme un autre argument à la thèse soutenant que ce qui nous est montré dans Joker n’est que le fruit de l’imagination d’Arthur, en raison de l’importance que l’homme d’affaire représente à ses yeux (bien que, d’un autre côté, cela ne soit pas complètement illogique puisque Wayne s’apprête à candidater aux municipales de Gotham). Il n’est pas anodin de noter ici que le triple homicide intervient à la trentième minute du métrage, laissant amplement le temps d'entrevoir l'instabilité psychologique d'Arthur : le spectateur est donc mis en garde quant à la véracité des faits qui lui sont présentés dès la première partie de Joker (qui prend fin, justement, avec le crime du métro) et ne cessera de voir sa confiance placée dans le personnage principal remise en question (ce qui ne surprendra pas lorsque l’on connaît un tant soit peu l’univers de Batman).


Là encore, il en va différemment pour Queen & Slim, l'incident avec l’agent des forces de l’ordre ayant lieu une fois la dixième minute écoulée, puisque toute la force et la beauté du film consiste à apprendre à connaître les deux protagonistes (qui ne sont, au fond, que des personnes ordinaires) en même temps qu'ils apprennent à se connaître mutuellement, au fur et à mesure que progresse leur fuite. Mais, toujours sous nos yeux, ils vont même encore plus loin puisqu’ils ne vont pas se contenter de survivre mais de vivre, tout simplement, et vont même se dépasser, se surprendre, grandir et s’aimer : monter pour la première fois sur un cheval, boire un verre de bourbon d’une traite alors qu’on ne boit pas, se sentir le besoin de prier malgré le fait qu’on estime ne pas avoir ce que les autres appellent la Foi ou encore sentir le vent nous parcourir en passant tout le haut du corps en dehors d’une voiture en marche, sont autant de manières de profiter du moment que vont être amenés à expérimenter les deux membres du couple. "I want a guy to show me myself" confit le personnage Jodie Turner-Smith et c’est précisément ce qu’elle trouve en son rencard de fortune.


Au fond, ce qui m’a particulièrement intéressé en comparant Joker et Queen & Slim réside dans le fait qu’ils abordent la question du symbole en suivant la même logique (avec des personnages qui sont dépassés par l’ampleur des répercussions qu’a suscité leur action), qu’ils sont caractérisés par un équilibre délicat en termes de perception de la réalité à différentes échelles (individuelle et collective) et décortiquent la naissance d’une légende, comme le dit Junior (voire même de mythe contemporain) !


Ma note pour Queen & Slim : 8/10


Ma note pour Joker : 7/10

vic-cobb

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6

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