Présentation & avis



Dans le Japon féodal du XVIe siècle, le vieux seigneur de guerre Hidetora entend mettre fin à une longue et sanglante ascension en abdiquant en faveur de ses trois fils. Le spectateur en est conscient : ce film entend décrire le chaos (Ran) qui résulte d’une décision qui, bien qu’apparemment sage et raisonnable, ne conduira qu’à une suite de désastres…


Fruit d’une production franco-japonaise, Ran constitue l’aboutissement des nombreux films qu’Akira Kurosawa a pu consacrer au Japon du « Sengoku Jidai », période d’affrontements des grands féodaux du XIV-XVIe siècles.
Bien après ses premiers jidai-geki que sont Rashômon (1951) ou les Sept Samourais (1959), Ran (1985) et son grand frère Kagemusha (1980) marquent une apothéose cinématographique. Au-delà des affrontements et des intrigues inhérents à cet ancrage historique, le réalisateur prise ici l’expression des caractères et des émotions qu’il croyait retrouver dans cet univers encore archaïque marqué du sceau du bushido qu’il opposait avec la modernité imposée par les Tokugawa et devait finalement aboutir à l’oppressante folie d’un Dodes'kaden (1970) ou de Dreams (1990). Ran est donc la fresque achevée d’une carrière tournée vers un passé sans cesse interrogé.


L’intrigue est aussi simple qu’efficace et le traitement visuel constitue sans doute le sommet de l’art de « l’Empereur » Kurosawa. Il faut dire que le succès de Kagemusha permit à ce vrai-faux film de guerre d'être doté d’un solide budget de plus de 12 millions de dollars, malgré tout bien moins important que les 31 millions de dollars d’un Out of Africa sorti la même année ou que les 20 millions du Nom de la Rose. C'est donc dans une vaste fresque colorée que le spectateur est plongé, au milieu de personnages bien campés au cœur desquels se trouve le vieil Hidetora, acteur-spectateur des incendies qui se succèdent. Déjà présent dans Kagemusha, l’immense Tatsuya Nakadai semble s’être fait une spécialité d’incarner la dignité shakespearienne en proie à l’effondrement. Bien souvent oublié au profit de Toshirō Mifune, l’acteur-samouraï semble pourtant porter aux nues l’univers du réalisateur.


Loin de la surenchère d’affrontements que l’on pourrait espérer (ou pas) de ce genre cinématographique, Ran constitue d’abord et avant tout une fresque symbolique déroulant le tragique de l’humanité sur fonds de masses humaines et de personnalités contrastées. Les lenteurs nécessaires à l’ampleur du drame et à la consternation du spectateur ne sont accompagnées que de dialogues limités à l’essentiel, ceux-ci témoignant encore du goût d’Akira Kurosawa pour le cinéma muet et l’austérité propre à l’éthique des samouraïs.


Difficile à regarder pour qui s’intéresse au sabre plus qu’à ceux qui les brandissent, les 162 minutes que nous offre le réalisateur se scindent en deux grandes séquences narratives : la prise de conscience progressive d’un père face à une déchéance annoncée ne semble être qu’un vaste prologue à la deuxième séquence, celle d’une folie qui fait écho au chaos qui se déploie.


Chef œuvre monumental qui peut heurter par son pessimisme, Ran est d’autant plus à voir qu’il fait partie des rares films qui ont su concilier le grand spectacle à l’introspection. En cela, et parce qu’il incarne plus encore que les Sept Samouraïs, un cinéma à la croisée des grandes productions hollywoodiennes, du cinéma muet et du théâtre Nô, Ran constitue sans doute le sommet de la longue recherche d’Akira Kurosawa. Sa fin tragique représente-t-elle la destinée de toute l’humanité ou bien résume-t-elle la trajectoire de la génération de Mishima et de Kurosawa, ce réalisateur fils de formateur à l’Académie militaire impériale ? La réponse sera celle du spectateur…



Regard critique



Il est devenu banal de rapprocher Ran du Roi Lear, tout comme Le Château de l’Araignée reprenait Macbeth. On notera toutefois que Kurosawa prétendait s’inspirer de l’histoire de Motonari Mori, célèbre daimyo japonais, dont il reprend par ailleurs dès l’introduction l’anecdote des trois flèches distribuées à ses trois fils. Qu’on se le dise : Kurosawa entend puiser dans des racines culturelles et familiales singulières.
Dès le début, Kurosawa montre à quel degré de perfectionnement il a su pousser son art : quatre cavaliers sont alignés, chacun d’eux tournés dans une direction différente. L’étrangeté de la scène qui s’explique en fait par le guet d’un sanglier traqué annonce le grand thème du film : le chaos nourri par le libre arbitre des hommes.
La conclusion sera-t-elle heureuse ? Peu probable : le sanglier tué est trop vieux et ne pourra être consommé par les personnages lors du prologue. Le ton est donné : la violence – tout comme la fuite – sont vaines.


Tout au long du film, l’impressionnante chorégraphie des masses d’hommes en mouvement donne l’illusion d’un déchaînement de violence qui se révèle en fait parfaitement maîtrisé. Kurosawa n’innove pas en maniant les couleurs avec le même élan que dans Kagemusha, nouveau témoignage de son goût pour la peinture.
Toutefois, « l’Empereur » va jusqu’au bout de son idée en nous présentant trois châteaux bien distincts (un noir, un blanc, un beige) abritant chacun trois masses d’hommes aux couleurs propres (jaune, rouge et bleue) et aux étendards numérotés : l’œil du spectateur sera ainsi affreusement guidé dans la tempête qui s’annonce. Au fil de celle-ci, on suivra les désillusions d’un vieil homme jeté dans une hallucinante descente aux enfers ponctuée par les débris laissés derrière par l’ancien seigneur de guerre. Ruines, orphelines et adolescent aux yeux crevés seront les décors de son cauchemar éveillé.
La prise du troisième château par Taro et Jiro constitue sans doute le passage le plus abouti du film : six minutes d’un massacre d’une rare violence sans sons réels, mais seulement accompagné d’une musique qui conduit le spectateur en plein songe. Le réveil est brutal et synonyme de fatalité : c’est le claquement de l’arquebuse qui frappe l’un des protagonistes.
Ainsi, les étendards, le sang et les étoffes chatoyantes des seigneurs et des concubines s’affaissent sur un sol noir, celui des pentes cendreuses du mont Fuji sur lesquelles ont été tournées le film au cours de dix longs mois.


Par-delà le chaos visuel, le thème de la raison et des choix qu’elle justifie se déploie avec une ampleur rarement égalée. Esquivant le thème mainte fois traité de l’impossible distinction entre folie et réalité (de Psychose à Shutter Island, le jeu de frontière est souvent le même), c’est en nous faisant douter du bien fondé même de la raison que Kurosawa entend nous jeter dans l’abîme. Ainsi, à l’apparente sagesse de la décision d’Hidetora s’oppose l’agressivité des sarcasmes de son fils Saburo, qui dissimulent en fait l’amour sincère du cadet pour son père. Et c’est lorsque Hidetora se rend compte du drame que sa décision a provoqué qu’il sombre dans une folie salvatrice bien moins atroce que la raison d’Etat. Celle-ci conduit au fratricide et à l’invasion des terres familiales par des vassaux aux appétits aiguisés. Pire encore, le retour à la raison d’Hidetora n’aboutit finalement qu’à un nouveau malheur.
Car rien n’y fait, et aucune solution ne se présente à l’homme : le fervent attachement au pardon de Sue et la soif de vengeance de dame Kaede aboutissent au même résultat, tout comme les injurieuses facéties de Kyoami - le bouffon transgenre – et le sens de l’honneur du terrible Kurogane. Tout s’achève dans les larmes et la mort. Et l’icône de Bouddha de glisser le long des remparts, lâchée par un jeune aveugle illustrant l’attente effrayante d’une humanité qui avance à tâtons.


Fait remarquable, c’est finalement Tango, le loyal serviteur, qui livre une leçon d’impuissance : « Ne pleure plus, car le monde est ainsi fait ! Ce n’est pas la joie mais la peine que cherche l’homme ! ». Pendant ce temps, une armée rouge s’oppose à une autre toute de bleue vêtue et un ancien vassal d’Hidetora fond sur les terres ravagées de ses enfants, reproduisant par là le geste du vieux seigneur qui se vantait au début du film d’avoir pris et brûlé les châteaux de ses voisins. Le chaos ne semble pas avoir de fin…


Ainsi, Akira Kurosawa réussit l’exploit de créer un théâtre de mouvements qui confine à la leçon philosophique, bien au-delà du film de guerre dont il prend l'apparence. A cet égard, le journaliste de Télérama avait vu juste en qualifiant Ran d’« Apocalypse Nô » et je reprends bien volontiers ce titre. Toutefois, loin de remonter un fleuve dont ils seraient prisonniers, les personnages que l’on suit ici scellent eux-mêmes leur destin en choisissant leurs routes. Même Hidetora, vieillard errant et peu à peu réduit à l'impuissance, ne fait en fait que récolter le fruit de ses méfaits passés. En cela, Kurosawa nous offrait peut-être davantage de raisons d’espérer que F.F. Coppola...

Chat_du_Cheshire
9

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Créée

le 11 oct. 2018

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