Film colossal, plus gros budget de l'histoire du cinéma nippon, Ran, projet qu'il a longtemps couvé, est une œuvre majeure de Kurosawa - c'est-à-dire chef d’œuvre de l'histoire du cinéma mondial. Épopée médiévale plongeant peu à peu dans le chaos et le désordre, elle s'avance inéluctablement vers la tragédie.
Épopée médiévale donc, avec ses héros, son vocabulaire guerrier, ses nombreux combats, sa structure du conte, Ran obéit aux codes de l'univers courtois lentement déroulés dans un premier temps : chevaliers preux ne craignant pas la mort, fidélité et dévouement inébranlables au seigneur, haut sens de l'honneur, femmes attendant dans le château, ... correspondent aux valeurs canoniques de la noblesse d'alors. Cette épopée, après que l'ordre initial est troublé, délivre des scènes de guerre époustouflantes, admirablement filmées, ne lésinant pas sur les moyens certes (costumes ayant exigé un an de préparation, grandioses décors naturels, armées de figurants dont des cascadeurs, centaines de chevaux se ruant sur l'ennemi, ...) mais remarquablement dirigées. Les personnages types y participent grandement, non seulement en raison de leur pouvoir sur le groupe ou l'individu qui gouverne le groupe, mais aussi de leur force dramatique: d'abord Hidetora, le patriarche dont la décision transformera la situation initiale et lancera l'action, passant de la figure solaire du chef à celle du fou puis du mort-vivant; ensuite Kaede, la femme de Taro, allégorie de la vengeance; enfin Kyoami, le fou du roi, dont les divertissements, l'humour et le sens de la mise en scène sert de catharsis.
Ces personnages seront éprouvés au long du film et ils ne seront pas épargnés par les événements néfastes qui se succèdent. Leur rôle initial se verra ainsi atteint, transformé, inversé: c'est pourquoi le vieux sage qu'incarne Hidetora, d'abord voix de la raison, sera bouleversé par le revirement de situation inattendu (ses fils, à qui il avait transmis sa confiance, se retournent contre lui), si bien qu'il deviendra fou alors que son fou (ou bouffon) tentera de le ramener à la raison et veillera sur lui; de même Kaede, la femme de Taro qui vient d'obtenir le pouvoir, prend le dessus sur lui, tant physiquement que moralement, à tel point qu'elle le pousse à agir comme elle l'entend; ou encore avec Saburo, fils rejeté dans un premier temps car jugé irresponsable et peu digne de confiance, deviendra celui qui essayera de sauver le patriarche quand aucun des autres fils ne le soutient. Kurosawa élabore donc avec ce réseau d'oppositions puis d'inversions une philosophie du chaos (Ran signifiant justement chaos en japonais), carnavalesque, insensée et destructrice, signe du désordre et du renversement des valeurs que traduit par ailleurs la victoire du Mal face aux valeurs positives énoncées au début. En effet, les thèmes universels de la folie, du pouvoir à tout prix et de la trahison dominent et deviennent un atout pour triompher. C'est la raison pour laquelle Kurosawa crée cette ambiance apocalyptique de fin de monde, avec ces merveilleux et terrifiants décors terrassés par les flammes, traversés par le vent et la poussière, habités par une fumée spectrale, éclairés par une lumière de fin de monde.
La tragédie prend donc le dessus progressivement sur l'épopée, après ce renversement de valeurs. Bien sûr on retrouve la touche Shakespearienne (n'oublions pas que Kurosawa s'inspire fortement du Roi Lear pour ce film) dans cette structure où le fatum gouverne plus que le roi. Et l'on retrouve aussi l'une des principales inquiétudes de Kurosawa concernant le sort de l'homme et sa capacité à détruire le monde qui l'a conçu, comme par exemple dans Rashomon. Cependant, comme dans ce dernier film, le cinéaste nippon préserve une touche d'espoir dans la dernière scène au cours de laquelle le personnage mutilé par Hidetora personnifie une humanité aveugle marchant au bord du précipice, de sa destruction, mais s'en écarte au dernier moment, évitant ainsi ce qui semblait être une inéluctable tragédie.
Note finale: 9,5/10