A chaque fois que Steven Spielberg réalise deux films au même moment, il s’agit de projets presque contraires : Jurassic Park ne ressemble en rien à La liste de Schindler, de même que Cheval de Guerre, malgré sa naïveté bienfaitrice, ne saurait se confondre avec le premier volet des Aventures de Tintin – Le secret de la Licorne. Par ailleurs, il n’est pas rare que l’on divise la filmographie du monsieur en deux ensembles bien distincts mais complémentaires, le premier relevant des films purement divertissants, et le second regroupant des long-métrages plus sérieux. Dans l’un, il y aurait la saga Indiana Jones, Hook ou Le Bon Gros Géant, et dans l’autre, on retrouverait Il faut sauver le soldat Ryan, Minority Report ou encore Arrête-moi si tu peux. A noter que cette deuxième catégorie semble contenir davantage de productions que la première, ce qui permet de nuancer les critiques adressées à ce metteur en scène jugé enfantin et puéril, alors que son profil cinématographique démontre, en partie, l’inverse. Le voilà de nouveau confronté à cette dichotomie analytique en 2018 : le calibré et splendide Pentagon Papers fait face à l’intrépide et mouvementé Ready Player One dans les salles de cinéma du monde entier. Une fois encore, la presse oppose, à tort ou à raison, les deux films et les range de suite dans un tiroir plutôt qu’un autre, au lieu de contempler les réelles similitudes, et la passion de Steven Spielberg pour le progrès : il s’agit d’une avancée sociétale en ce qui concerne Pentagon Papers, et d’une révolution numérique dans Ready Player One. Pourtant, avec ce dernier film, il combine toujours le charme de la pellicule à la motion capture, ce qui dévoile en effet les contrastes effectifs de son œuvre dynamique. Autrement dit, ce long-métrage reste un exemple concret des contradictions cohérentes qui entourent chaque création de Steven Spielberg, et qui décrivent certainement la personnalité artistique du monsieur, partagée entre l’innocence et la maturité, sans oublier son optimisme salvateur inégalé.



« Challenge everything » :



Le cinéma de Steven Spielberg serait par conséquent, à en croire les spécialistes, une guerre des mondes constante et perpétuelle, qui aurait déjà débuté dès son premier long-métrage, à savoir Duel. Au début de la carrière de l’immense réalisateur, un camion poursuit David Mann cloisonné dans sa voiture, tandis que dans Ready Player One, Nolan Sorrento pourchasse Wade Wattz enfermé dans l’OASIS en tant que Parzival. L’univers de Steven Spielberg s’étant toutefois étoffé et enrichi, il ne s’agit plus d’un affrontement simple avec deux protagonistes contradictoires, mais bel et bien des échelles de royaumes variés qui se réfutent totalement. Ici, dans Ready Player One, la lugubre et insatisfaisante réalité matérielle demeure l’adversaire de la réalité virtuelle, plus gourmande, plus généreuse, et plus opulente. Toutes les deux semblent se repousser. Néanmoins, des traits communs se remarquent à la fois dans ces deux mondes, et notamment la logique économique, puisque le délire consumériste se conserve dans l’OASIS : il s’agit, quand même, d’acquérir, au bout du compte, une immense fortune et un délicieux héritage. Les oppositions ne s’identifient pas seulement entre les taudis de Columbus et la créature de James Halliday, car au sein de celle-ci, les luttes externes, c’est-à-dire celles de la réalité matérielle, parasitent le bon déroulement du jeu et l’équilibre des règles méritocratiques. Pour le dire autrement, l’immersion de l’Innovative Online Industries dans l’OASIS, nourri financièrement, rappelle l’injustice sociale et économique observée lors de la séquence d’ouverture. Il y a, de fait, une continuité, et non une stricte divergence, entre les deux réalités, quand bien même le message final semble proposer tout le contraire, indiquant ainsi les failles inhérentes au scénario de Ready Player One. La seconde épreuve du long-métrage en est la preuve la plus évidente car elle combine en effet, avec l’aide d’un chef d’œuvre, la glaciale sécheresse des plans fixes de Shining au dynamisme de la caméra de Janusz Kaminski, tout à fait à l’aise avec l’esprit du numérique. Comme dit précédemment, l’évolution, sous toutes ses formes, fascinent le réalisateur américain. L’apogée de cette fascination s’aperçoit dans Jurassic Park, où l’idée de progrès, en ressuscitant les dinosaures, se dément elle-même, en soulignant les dangers qu’elle génère. C’est en tous les cas ce qui se dessine avec Ready Player One, malgré, je dois l’admettre, l’austérité de la dernière réplique dans laquelle je ne me retrouve guère. Il n’empêche que ce n’est pas l’invention que Steven Spielberg fustige, mais simplement son utilisation dérivante, déviante. L’intention plaît, bien que l’exécution soit maladroite, car il s’agit, encore une fois, d’une imbrication nécessaire entre les deux sphères distinctives dans le film.


En effet, en tant que démocrate, et surtout en tant que philanthrope depuis le début de sa carrière, Steven Spielberg cherche avant tout l’harmonie au sein de sa filmographie, si bien qu’aucune œuvre ne contredit la précédente ou la suivante. Il en va de même pour Ready Player One où, finalement, la paix entre les deux mondes décrits devient le principal enjeu du combat. Certes décevante, la fin du long-métrage révèle que la réalité matérielle se conjugue avec la réalité virtuelle considérée, à tort, comme inférieure à la première. A dire vrai, le réalisateur aurait mieux fait de réconcilier les deux univers de manière plus évidente, car il a déjà prouvé que des opposés se ressemblent via diverses œuvres cinématographiques – la plus remarquable étant La liste de Schindler. Pour autant, chose surprenante, le contexte familial ne semble pas retenir l’attention première de Steven Spielberg. Il ne s’agit pas d’ignorer son existence dans le long-métrage puisqu’il est rappelé, dès le début, que Wade Wattz est orphelin, ce qui renforce d’autant plus sa solitude. Le metteur en scène préfère cependant écarter la question, et il s’intéresse alors aux liens amicaux et sentimentaux. Là encore, il n’y a pas de grandes surprises, puisque les personnages de Steven Spielberg cherchent toujours à délaisser le foyer baigné de conflits. Ils fraternisent dès lors avec ce qu’il y a de plus étranger à ce qu’ils sont : des extraterrestres, des chevaux, des espions … etc. Dans Ready Player One, l’autre n’est pas si lointain que ça, car le réalisateur ne crée plus un simple duo, mais un collectif et un groupe de jeunes révoltés – et ainsi ils gagnent ensemble et se partagent la victoire. D’une certaine façon, Steven Spielberg félicite le cinéma et le travail collaboratif qui aboutit à la naissance de multiples long-métrages chaque année. C’est comme s’il remerciait la foule de personnes disponibles pour façonner une œuvre cinématographique. C’est pourquoi Ready Player One conserve une telle cohérence artistique de la première à la dernière seconde tandis qu’il perd en fluidité narrative. J’ai plus tôt relevé l’excellence de la photographie de Janusz Kaminski qui épouse encore une fois très bien les cadres sélectionnés en partie par Steven Spielberg. Je n’oublierai toutefois pas le solide mariage de ce dernier avec Michael Kahn qui dure depuis une quarantaine d’années. Avec Ready Player One, le talentueux monteur calque le dynamisme de la mise en scène sur le rythme du découpage. De fait, l’alternance des types de plan n’enlève rien à la lisibilité du récit, en témoigne la séquence automobile. Les mouvements incessants de la caméra se contemplent alors longuement, sans cut inutile, et les changements de perspective se réalisent au sein d’un même cadre (zoom, contre-plongée … etc).



Avatars :



En décrivant assez brièvement la mise en scène de Ready Player One, on se rend compte que celle-ci s’accorde tout à fait avec le thème central du dernier long-métrage de Steven Spielberg, à savoir celui de la double identité. Il y a Wade Wattz et il y a Parzival. Avec l’ère du numérique, la personnalité est dupliquée, et les défauts se gomment sans difficulté : Samantha Cook efface par conséquent les stigmates physiques présents sur son doux visage pour éloigner les déceptions éventuelles du réel. Pour autant, la personnalité de l’individu dédoublé ne disparaît pas totalement, elle est une libre continuité de celle présente dans la réalité matérielle. Rebelle de tous les jours, Samantha Cook poursuit son aventure révolutionnaire à l’intérieur de l’OASIS en tant qu’Art3mis. Comme affirmé auparavant, la mise en scène rejoint cette idée-là, en soulignant les similitudes entre le monde matériel et le monde virtuel. D’autre part, le changement de sexe, à l’intérieur de l’OASIS, ne contraint pas le joueur ou la joueuse à métamorphoser son identité genrée : l’exemple de Helen et de Aech le prouve bel et bien puisque les deux identités se rejoignent merveilleusement. Il faut avouer que Ready Player One n’est pas un film de super-héros où les deux personnalités d’un même être se combattent et où l’une souhaite prendre l’ascendant sur l’autre. Au contraire, dans cette œuvre cinématographique, l’identité virtuelle reste le direct prolongement de l’identité physique et corporelle. Il y aurait fortement à penser sur les ballades de la substance pensante en différents lieux, d’autant plus que celle-ci se perfectionne clairement au sein de l’OASIS. En d’autres termes, n’importe qui peut être n’importe quoi, y compris Godzilla. En revanche, les individus opèrent des choix quant à ce qu’ils veulent être dans cet immense fantasme, et chaque référence peut être alors perçue comme le reflet de ces choix multiples. Cela signifie tout simplement que Steven Spielberg trie les hommages rendus en fonction des personnages : pour ne citer que cet exemple, Wade Wattz conduit la DeLorean parce qu’il ressemble étrangement à Marty McFly (W.W. = M.M.). Les clins d’œil tombent et s’épuisent pour les personnages principaux car ils luttent intérieurement afin de devenir un absolu physique et mental d’eux-mêmes. Les références, d’une certaine façon, représentent ainsi la norme à dépasser, et c’est pourquoi la première épreuve du concours se remporte en allant contre les règles établies. Sous-entendu : ne faites pas comme les autres. Là encore, le message apparaît idiot dans sa candeur énoncée, mais il rejette aussi l’idée selon laquelle « Ready Player One est l’adjuvant idéal à cette politique de régression qui, in fine, fait froid dans le dos » pour reprendre les propos de Jean-Philippe Tessé dans le 744ème numéro des Cahiers du Cinéma. C’est au contraire une politique de progression qui s’affirme.


D’une certaine façon, en effet, le cinéma de Steven Spielberg mûrit car le réalisateur est épris d’hésitations légitimes à ce stade de sa carrière. Il est, comme James Halliday lors de sa rencontre finale avec Wade Wattz, raisonnablement perdu entre les deux extrémités de la vie : l’enfance et la vieillesse. Il est tout à la fois le jeune garçon enfermé dans son aventure cinématographique, sans laquelle il ne peut vivre, et il endosse aussi son rôle de mari et de père quand il ne tourne pas. Il regrette de fait son absence auprès de ses proches. Le dernier message du film s’adresse peut-être plus à lui-même qu’aux spectateurs et aux spectatrices. Quelque part, Steven Spielberg désire pacifier les rapports entre les adultes du monde « réel » et la jeunesse virtuelle, or il oscille constamment, comme un adolescent, entre les deux âges. De telles incertitudes ne s’observent que très rarement dans la filmographie du monsieur et cela le rapproche grandement du créateur de l’OASIS. Steven Spielberg, malgré sa perplexité, est à la recherche incessante d’un alter-ego à tous les niveaux : John Williams à la musique, bien qu’absent pour ce long-métrage, Michael Kahn au montage, Janusz Kaminski à la photographie … etc. Pour ce qui est des acteurs, il y eut d’abord Richard Dreyfus, puis Tom Hanks et désormais Mark Rylance qui incarne, depuis trois films déjà, la personnalité discrète et généreuse du célèbre réalisateur américain. Ce dernier façonne une sculpture à son effigie dans chacun de ses films et il peint un portrait de lui-même dans Ready Player One par l’intermédiaire de James Halliday et pas seulement ! Son éducation cinématographique retentit dans l’accumulation de références et d’hommages qu’il a partiellement édifiés ou repris. Ses amitiés, avec Robert Zemeckis, George Lucas ou Stanley Kubrick résonnent dans l’immensité de l’OASIS. La grandeur de son œuvre artistique vibre dans la ténacité de la mise en scène. Ainsi, pour mieux se représenter, Steven Spielberg utilise, depuis les années 1970, des effets de miroir et de reflet. Ce vieil enfant fait voir ses dilemmes internes dans la séquence de la course automobile. Dans la DeLorean, Wade Wattz aperçoit, derrière les vitres du bolide, la masse mythique de Kong prêt à se bondir sur lui. La présence du géant de fer confirme le propos car Steven Spielberg se projette dans des figures légendaires et à la carcasse imposante. Il pense alors la survie de l’artiste dans son œuvre, lieu où il ne peut être ni vivant, ni mort, tant l’immortalité de son entreprise ne dépend que de celles et de ceux qui la conservent. Repris par l’Innovative Online Industries, l’OASIS confirmerait la disparition définitive de James Halliday – sous-entendu de Steven Spielberg –, alors que l’homme perdurait avec de dignes successeurs.



Game over :



A l’image des autres films de Steven Spielberg, Ready Player One est un répertoire de lieux, de séquences et de personnages allégoriques. L’innovation technologique autorise le réalisateur américain à réinventer et à perdurer un cinéma qui, quoiqu’on en dise, ne ressemble à aucun autre. A cheval entre le passé, le présent et l’avenir, le cinéma de Steven Spielberg éblouit pour l’iconographie qu’il développe. Ready Player One n’est pas seulement une pièce supplémentaire pour consacrer les talents de metteur en scène du monsieur : le film permet à celui-ci de se questionner sur ses créations (le passé) et son héritage (le futur). La virtuosité et la maturité de la caméra ne peut cacher l’ambiguïté de ce cinéma bercé de paradoxes. Film après film, même en étant en terrain connu, l’analyse demeure excitante car c’est comme découvrir Steven Spielberg une énième fois.

Nonore
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le 20 mai 2018

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