"I think this just might be my masterpiece"

Avant toute chose, je tiens à préciser que Quentin Dupieux est un de mes réalisateurs préférés, et que je le considère comme le meilleur réalisateur de sa génération, et le meilleur réalisateur français vivant (avec Albert Dupontel et Bertrand Blier, même si ses meilleurs films sont derrière lui). Je tiens aussi à préciser que quand je parle ici de "la carrière" ou de "la filmographie de Quentin Dupieux", je pars à partir de Rubber. Je considère Nonfilm (bien que cool) comme un coup d'essai, et Steak comme un film pas terrible.


J'ai tendance à voir dans Wrong Cops comme un changement de cap dans la filmo de Dupieux (oui, je vais mentionner vite fait ses films précédents, mais vous inquiétez pas, je vais parler de Réalité au bout d'un moment). Là où Rubber et Wrong nous plongeait dans un univers purement surréaliste, Wrong Cops a changé la donne en nous offrant un film "réaliste" (par opposition à "surréaliste" je veux dire, techniquement tout ce qui arrive dans Wrong Cops POURRAIT arriver…), et à l'heure où on ne sait pas trop ce que va donner la suite, Quentin Dupieux nous balance un genre de synthèse de tout ce qu'il a fait jusque là: Réalité.


Une des choses qui m'énervent un peu, c'est de voir à droite à gauche un bon nombre de personnes dire de ce film qu'il n'y a "rien à comprendre" ou bien "c'est juste trop perché, c'est cooool"… Réalité est de loin le film le plus réfléchi et le plus maîtrisé de Dupieux. Le film est constitué de deux parties: une partie "construction" et une partie "déconstruction". On pose d'emblée les personnages principaux, ainsi que leurs histoires qui, on l'imagine bien, vont finir par s'entremêler à un moment où à un autre. Et on remarque au bout d'un moment que ces histoires, chacune reliée aux autres par un quelconque moyen, forment une sorte de boucle. Puis commence l'étape de trituration de cerveau, illustrée par une "crise d'eczéma intérieure" (métaphore superbement trouvée). Passé environ… allez, disons trois quarts d'heure de film, pléthore d'interprétations s'offrent au spectateur. Rêve ? Paranoïa ? Dédoublement de personnalité ? Voyage dans le temps ? Le film commence à nous poser quelques questions, et chaque élément avançant dans l'intrigue semble être là pour nous conforter dans notre pensée.


Et c'est à partir de là que le film devient génial: au moment où l'on pense avoir plus ou moins cerné ce qu'on est en train de regarder, le film prend un malin plaisir à annihiler une par une toutes les théories que l'on pouvait avoir. La boucle se déforme peu à peu, prenant un aspect différent sans cesser pour autant de relier toutes les histoires entre elles. Ça commence sévèrement à se barrer en couille complet, et notre cerveau nous pousse de plus en plus à prononcer cette phrase (qu'Alain Chabat finira par prononcer pour nous): "Je suis en train de perdre les pédales". La mise en abîme devient de plus en plus poussée, et de toutes les théories qu'on pouvait imaginer jusqu'alors n'en demeure qu'une seule: le rêve. Réalité est une version "anti-film d'action" de ce qu'aurait dû être Inception (et je sens que je vais encore me faire des ennemis, si vous voulez m'insulter, j'ai fait une critique sur Inception aussi. Ou sinon, matez Dark City, c'est vachement bien, et Inception lui doit beaucoup). Le film se termine en apothéose dans une scène qui mêle à merveille le côté onirique et le côté "mise en abîme". Quentin Dupieux se permet même une auto-congratulation, à la manière du "I think this just might be my masterpiece" de Tarantino dans Inglourious Basterds. Et pour le coup, on peut dire que ce film est son chef-d'oeuvre.


Réalité est un film sur l'obsession. Inhérente à l'artiste qui vient de trouver une idée qui lui tient à coeur, elle est ici véhiculée par au moins trois des personnages principaux, et se fait de plus en plus intense au fur et à mesure que le film avance. Mais son principal atout est d'avoir su s'affranchir d'un nonsense purement humoristique pour le mettre à profit d'une narration bordélique en apparence, mais qui fait finalement sens sans fléchir une seule seconde. La première partie nous offre une performance, que je crois n'avoir jamais vu aussi bien foutue au cinéma, de comique d'exaspération menée de main de maître, et en plus l'image est magnifique, la BO hypnotique (bien que composée d'environ un morceau) et on a même droit à une mini-critique de la télévision qui, si elle est simpliste et inapprofondie (je pense que ce mot n'existe pas), a le mérite de ne pas s'étendre et de ne pas prétendre être autre chose qu'un gag sympathique. Je l'ai déjà plus ou moins dit, mais je trouve que ça résume bien: Réalité est un film qui construit un univers et qui commence à le déconstruire au moment même où on commence à le comprendre.


Bref, ce film retourne pas mal la gueule, et je le considère comme le meilleur film de Quentin Dupieux, le meilleur film de cette première moitié d'année, et le meilleur film de cette première moitié de décennie. Quentin Dupieux tient son chef-d'oeuvre. Voilà.


Et je suis un peu content, parce que je crois que c'est la première fois que j'arrive à faire une critique positive d'un film que j'aime (celle sur La Montagne Sacrée ça compte pas) qui soit (je l'espère) aussi consistante que les critiques négatives que je fais d'habitude.


Et je maintiens définitivement que, malgré tous les choix de carrière Ô combien merdiques qu'il a pu faire, j'adore Alain Chabat.

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le 15 juin 2015

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Tartinovski

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