Jacques Audiard est un cinéaste rare mais précieux, dont chaque nouvel opus constitue une pépite supplémentaire au sein d’une œuvre riche et passionnante. Ce premier film touche par son humanité et le désarroi qui accable ses personnages, ces "hommes qui tombent", pantins abrutis par le poids et la morosité de leur existence... Simon Hirsch (Jean Yanne, admirable de cynisme et de tristesse contenue) voit sa vie s’effriter après la perte d’un ami ; sa femme le délaisse (superbe scène dite du « Rêve de Simon »), son métier de commis-voyageur le lasse. Du jour au lendemain, il abandonne tout, bercé par ses illusions, et se lance dans une errance et un désœuvrement qui sont également le lot du couple improbable formé par Marx (Jean-Louis Trintignant, épatant de mauvaise foi et de hargne), truand vagabond sur le déclin, et le jeune et innocent Johnny (Matthieu Kassovitz), prêt à tout par amour pour son mentor.

Outre la mélancolie de son propos, ce film est également déconcertant par la richesse de sa construction, les questions qui demeurent en suspens, son caractère ludique et polyphonique (des cartons rappelant le cinéma muet entrecoupent l’action ; une bande-son très riche jouant sur le contrepoint et l’interférence), et ses situations incongrues frôlant parfois l’absurde. Une voix over de femme tente néanmoins de maintenir une linéarité en guidant le spectateur à travers le récit et les méandres des pensées des personnages pour finalement s’y perdre et leur octroyer une forme de souveraineté dont ils semblaient déchus mais qu’ils réaffirment à travers des réactions extrêmes et des gestes impulsifs. De cette violence émerge une fragilité paradoxale qui n’a de cesse de raviver notre sympathie pour ces communs des mortels, à la fois pathétiques et pourtant terriblement attachants.

Enfin, cette parabole de la perdition contient également en germe la plupart des thèmes chers à Audiard comme le gangstérisme, l’amitié virile ("Un prophète"), le conflit intergénérationnel (incarné par Johnny et Marx et qui se répercutera dans "De battre mon cœur s’est arrêté"), l’incommunicabilité ("Sur mes lèvres"), une humanité blessée, en perte de repères, en proie à ses passions ("De rouille et d'os") mais aussi en filigrane, le jeu sur les apparences et le mensonge (nettement plus prégnant dans son film suivant, "Un héros très discret"). Ainsi, délaissant la logique du récit au profit des person-nages, Audiard met à nu avec une acuité confondante les mouvements de l’âme de ses héros, avec les déchirements, les joies et les peines qui les étreignent. C’est là la grande force de son Cinéma ; on en redemande. Encore et encore…
GwenDo
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le 29 oct. 2012

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