Il suffit de quelques films (notamment Gardiens de phare, Daïnah la métisse et le présent Remorques) pour discerner chez Grémillon d'une part une acuité documentaire évidente, qui transparaît ici par exemple dans cette façon de décrire le travail des hommes sur le remorqueur Le Cyclone (mais qui s'exprimait de manière différente pour décrire un événement dans le phare avec les gardiens), et d'autre part son attrait pour la mer, pour la chose maritime, avec des bateaux, des marins, des phares et des sauvetages au cœur de nombre de ses œuvres. En supplément de ces aspects, on a bien envie de relier Remorques à l'autre film qui voyait l'union entre Jean Gabin et Michèle Morgan, Le Quai des brumes, réalisé 3 ans avant par Marcel Carné et avec Jacques Prévert également en charge du scénario.


On sent que la réalisation du film a été un peu chaotique, à cause des soubresauts de la guerre et leurs conséquences sur un film démarré en 1939. Ça tangue de temps en temps, et certaines coutures comme certaines transitions ne sont pas extrêmement bien négociées. Il n'empêche, Gabin dans sa trentaine, c'est un sacré personnage qui incarne ici un marin héroïque dans son travail mais maladroit en amour, qui délaisse sans s'en rendre compte sa douce épouse, malade en secret, pour se hasarder du côté d'une liaison passionnelle. Grémillon expose très bien la situation dès l'introduction, en quelques traits seulement, en mettant en scène un repas de noces bousculé par l'appel du sauvetage en mer dans un sens du réalisme un peu pragmatique. De l'autre côté du film, c'est une approche éminemment dramatique qui régira la fin avec la perte (de deux façons différentes) de deux femmes qu'il aimait (de deux façons différentes également), dans un sens du tragique parfaitement négocié.


Entre les deux, une dissertation focalisée sur l'homme, les femmes, l'alchimie de couple et la prédominance de la mer. Une maladie d'amour, aussi, que Gabin n'entend pas, et qui le pousse à explorer une composition d'homme à fleur de peau plutôt rare, au bord de l'implosion, toujours à penser et intérioriser ses sentiments (cf. un très beau dialogue / monologue avec Morgan, reproduit ci-dessous). Grémillon filme le tout dans un style lyrique sobre, en s'éloignant clairement du réalisme poétique pour se focaliser sur le dilemme de la vie professionnelle passionnante et dévorante, au détriment du couple. Dommage que ce final démesuré (avec des consonances religieuses désagréables) vienne ternir les larmes de Gabin reparti sur son bateau sous la pluie battante.


"Je suis un homme simple, moi.
— Mais non, ceux qui sont simples ne font pas tant de bruit pour cacher ce qu'ils pensent. Ils n'ont pas honte de leur désir, de leur plaisir. Vous n'êtes pas simple, vous êtes comme les autres, comme les hommes : vous êtes plein de scrupules, de délicatesse, et vous n'arrêtez pas de réfléchir. Tenez, en ce moment, vous pensez des choses que personne ne saura jamais, et même si vous vouliez parler, si vous vouliez être sincère, vous ne pourriez pas, vous parleriez tout de travers, sans le vouloir, pour tout cacher."

http://je-mattarde.com/index.php?post/Remorques-de-Jean-Gremillon-1941

Morrinson
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top films 1941, Mes romances, Réalisateurs de choix - Jean Grémillon et Cinéphilie obsessionnelle — 2021

Créée

le 21 janv. 2021

Critique lue 532 fois

13 j'aime

2 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 532 fois

13
2

D'autres avis sur Remorques

Remorques
Homlett
8

Remarquable Remorques

J'arrive sur la fin d'une petite rétrospective « réalisme poétique » et je dois dire que je suis encore une fois très impressionné par ce très bon film. D'abord un film catastrophe au suspens tendu...

le 21 août 2014

12 j'aime

1

Remorques
oso
6

C'est la mère Michèle qui prend l'homme

Même si je ne sors pas de la séance pleinement enthousiaste, c'est objectivement un chouette film, découpé en deux temps bien différents.Le premier s'attarde sur la vie d'un équipage affrété sur un...

Par

le 28 janv. 2023

9 j'aime

Remorques
Zogarok
8

Critique de Remorques par Zogarok

Mélodrame sobre et pertinent rendant hommage aux marins et aux capitaines de remorqueurs en particulier, fonction du personnage de Jean Gabin (héros de Gueule d'amour en 1937 pour le même...

le 28 juin 2015

9 j'aime

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

142 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

138 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11