En 1940, Ernst Lubitsch réalise « The Shop Around the Corner », une adaptation de la pièce hongroise « Parfumerie » de Miklós László. Le réalisateur avait prévu de le faire depuis longtemps, et tourna « Ninotchka » en attendant que James Stewart et Margaret Sullavan soient tous deux disponibles. Le film fut tourné en trente-huit jours, et s’inspira notamment de l’expérience de Lubitsch au magasin berlinois de son père.


Nous sommes à Budapest. Devant le magasin de M. Matuschek, ses employés discutent en attendant l’arrivée du patron. Nous faisons la connaissance d’Alfred Kralik, chef vendeur au magasin, et de ses collègues : messieurs Pirovitch et Vadas, mesdames Flora et Ilona, ainsi que le garçon coursier, le fougueux Pepi. L’équipe discute joyeusement, les chamailleries sont bon enfant, pas de doute, il règne une ambiance familiale dans l’établissement.


Aujourd’hui, M. Matuschek fait face à un dilemme : investir ou non dans des boites à cigarettes, qui présentent l’exaspérante particularité de jouer une chansonnette lorsqu’on les ouvre. Si Kralik n’y croit guère, une jeune femme entreprenante, Klara Novak, et désespérée de trouver un emploi, lui donne tort en vendant la boite bien au-delà de sa valeur… un exploit qui lui vaut d’être embauchée sur le champ.


Les jours passent, plus difficiles pour le brave Kralik. Son patron, d’ordinaire chaleureux et confiant, se montre distant. Avec la nouvelle employée, Miss Novak, le courant ne passe pas, et elle semble trouver un malin plaisir à lui être désagréable. Seul rayon de soleil dans cette mauvaise passe pour le jeune homme : la relation épistolaire qu’il entretient avec une femme digne et cultivée, qu’il idéalise et se prépare à épouser, en cette période de Noël.


« The Shop Around the Corner » est une œuvre tellement riche qu’il est incroyable que le film ne dure qu’une heure quarante. Comédie tour à tour sociale, dramatique et romantique, les scènes s’y enchaînent à merveille, les personnages y sont attachants et les dialogues merveilleusement écrits. Le génie de Lubitsch consiste à alterner les situations, dans un environnement clos, sans jamais nous ennuyer ou sombrer dans la répétition.


La première partie sera consacrée à l’immersion dans le grand magasin de M. Matuschek. Nous découvrons avec plaisir ses rayons et ses vitrines, décorées et organisées avec soin. L’on se croirait presque entre ces étagères, à sentir l’odeur du neuf, et l’on s’attendrait à voir débarquer Alfred Kralik nous vendre un portefeuille, ou bien à négocier le prix d’une boite à bonbons avec Miss Novak. J’avais déjà bien aimé l’ambiance du magasin dans « Les Temps Modernes », alors, forcément ici, je suis sous le charme de cette boutique de quartier, si familiale, si chaleureuse.


La deuxième partie s’attache à détailler la personnalité de nos personnages et à faire évoluer les relations qui les unissent. Toute scène est travaillée avec une grande finesse, certaines sont particulièrement dramatiques et touchantes, et une réelle émotion transparaît à l’écran. D’autres encore sont immensément drôles, avec des dialogues cinglants, des réparties qui fusent, et probablement l’un des meilleurs rencards de l’histoire du cinéma.


Le film se paye également un casting de très haut niveau. Les deux acteurs principaux sont parfaits, un James Stewart qui incarne son personnage habituel, l’homme du peuple courageux et travailleur qui rêve d’élévation sociale, et une Margaret Sullavan touchante de justesse, qui débite à toute vitesse des répliques assassines particulièrement bien senties de sa drôle de voix. Tous les seconds rôles, sans exception, complètent une galerie de personnages unique, variée et attachante. Entre Pirovitch, bon père de famille et ami loyal, Vadas, l’obséquieux délicieusement insupportable, Pepi, le garçon de courses gouailleur et ambitieux, et enfin M. Matuschek lui-même, sorte de figure paternelle de l’équipe ; sévère, mais toujours juste, et, profondément attaché à ses employés, il est impossible de s’ennuyer !


« The Shop Around the Corner », c’est une belle histoire, située dans un cadre et une ambiance particulièrement réussies. Les personnages sont attachants et les dialogues, superbement écrits. Avec beaucoup de finesse et de justesse, Lubitsch suscite chez son spectateur rire et émotion, et moi, je retournerai toujours avec plaisir dans les allées du Matuschek & Company.

Aramis
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le 8 mai 2015

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Aramis

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