Une claque magistrale dans la gueule de la cruauté guerrière

A la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis déplorent 420000 morts, aussi bien civils que militaires. Soit moins de 1% des pertes totales, estimées aujourd’hui entre 60 et 80 millions d’individus. Pourquoi je dis ça ? Parce que je ne sais pas vous, mais moi je trouve qu’on entend trop souvent que les Américains « nous » ont « sauvé » des Allemands. Avec quasiment 27 millions de morts au compteur, dont plus d'une moitié de civils, l’Union Soviétique est bien évidemment le pays qui aura versé le plus de sang lors du plus grand conflit de l’Histoire.
[Spoilers à venir]


« Requiem pour un massacre » se déroule quelque part en Biélorussie, en été 1943.
Premier constat : quel titre affreux ! Je lui préfère très largement sa traduction littérale :
Va et regarde.
Idi i smotri.
Come and see.


Le film s’ouvre sur une scène qui frise l’étrange. Un paysage fait de sable et exultant une douce chaleur, il ne manque que la mer... Un vieillard somme des enfants d’arrêter de creuser dans le sable, avant de quitter la scène, dépité. Deux jeunes garçons, probablement âgés entre 11 et 13 ans, creusent dans l’espoir de trouver des fusils : sésames nécessaires pour rejoindre les forces Biélorusses résistantes. Un avion de reconnaissance Nazi passe alors au-dessus de leurs têtes, et notre point de vue change. Nous sommes au bord de l’avion et nous observons les deux garçons.


Le réalisateur utilisera fréquemment ce procédé tout au long du film.


En plus de nous permettre de changer de point de vue, la caméra de Klimov sera aussi un véritable œil observateur, dans le but évident de nous prendre à témoin des différents évènements qui se dérouleront à l‘écran.
L’histoire est adaptée d’un récit d’Alès Adamovitch ayant lui-même vécu au sein de ces « maquis » Biélorusses quand il avait 15 ans. De nombreux figurants sont également des survivants des 628 villages ayant été détruits par l’Armée Nazie. Elem Klimov est quant à lui un rescapé de la bataille de Stalingrad, une des plus grandes défaites de l’armée Allemande.
Il n’y a absolument aucun pathos ici, le réalisateur ne nous invite ni à pleurer ni à analyser quoique ce soit. Il nous invite très clairement à faire une seule chose : venir voir.


J’ai lu une critique qui qualifiait ce film de « pur cinéma ». C’est exactement ça. Le réalisateur ne s’embarrasse pas d’une quelconque grandiosité dans ses mises en scène. Les personnages n’ont absolument rien d’exceptionnel non plus, aucun portrait particulièrement élogieux n’est dressé, ils sont tous et toutes de petites gens. Et c’est certainement pour ça que le message est aussi dévastateur. Si « Requiem pour un massacre » n’invite pas à la réflexion, il n’invite certainement pas à l’analyse politique non plus, malgré ses images d’archives. Donc : pas de « twist », pas de héros, pas de complexité scénaristique. Pas besoin.


Comme le savent beaucoup de cinéphiles, plus l’horreur est éveillée dans l’esprit du spectateur, plus son impact est fort. Ainsi, Klimov fait ce que tous les « Grands » du Cinéma font : il cache les évènements bien plus qu’il ne les montre. Comme ne le répétera jamais Michael Haneke en parlant de ce genre d’évènements historiques : « Ça ne se laisse pas montrer comme ça ». Non, ça ne se laisse pas montrer comme ça. A la place, Klimov choisit d’alimenter copieusement notre imagination. Donc : pas de gore ni d’effusion sang ici. Pas besoin.


Come and see.


Il est intéressant de noter que Klimov ne s’attarde pas que sur les personnages. Les paysages, les animaux, les végétaux et même les objets inanimés ont la part belle dans ce film, et sont tous exposés à la même folie destructrice ayant pris possession des êtres humains. Arbres déracinés lors des bombardements, la vache abattue, les oisillons écrasés… D’ailleurs, il y a de fortes chances que de vrais animaux aient été sacrifiés pour les besoins « hyper-réalistes » du film.


Néanmoins, le film brille d’un éclat poétique et est régulièrement parsemé d’éléments impressionnistes, voir même surréalistes (scène de l’oiseau). Beaucoup trop pour être qualifié comme un "vrai" film réaliste. La photographie semble parfois comme fumée, à défaut de pouvoir la décrire autrement, et le son est un vecteur important de sensations diverses. Si nous sommes souvent les yeux du personnage, nous sommes également souvent ses oreilles. Nous aussi, nous sommes envahis par le son des mouches, nous aussi, nous sommes assourdis par les bombes… La capacité de Klimov à jouer avec notre perspective visuelle ou sonore, offre probablement à ce film sa plus grande qualité : il est profondément viscéral. Et ce malgré son apparent minimalisme scénaristique.


Pour autant, il y a bien un fils rouge dans ce film : le visage de l’Homme.
Tout le monde l’aura remarqué, le film abonde de plans rapprochés sur les visages des personnages.
Toutes les émotions humaines semblent y défiler : joie, désir, inquiétude, souffrance, peur, terreur. Flyora reste le personnage clé du film, et nous sommes tout autant invités à contempler ce qu’il voit, qu’à le contempler LUI. Plus nous nous enfoncerons dans l’horreur de cette « guerre totale », plus son visage se transformera, et passera progressivement du visage naïf et émerveillé d’un adolescent glorifiant l’idée de la résistance, à celui d’un vieillard sur le point de mourir. Une prestation à couper le souffle ! Une prestation qui aura nécessité l’expertise d’un psychiatre pour supporter le choc. La scène de la douche de « La liste de Schindler » fait bien pâle figure à côté de la scène de la « fusillade » de Flyora, ne trouvez-vous pas ?


Profondément tragique, « Requiem pour un massacre » délivre le même message que le « Tombeau des lucioles » des studios Ghibli, avec les éclats de bonheur en moins et l’hyper-réalisme en plus. La spirale destructive dans laquelle sont entraînés toutes ces petites gens est à la fois d’une bêtise et d’une cruauté sans nom. Et que penser de cette décision d’assassiner tous les enfants et laisser spécifiquement quelques vieillards assister à la scène ? Pour l’amour du Ciel, sommes-nous tous vraiment capables d’un tel outrage ?
A ce moment-là, nous ne sommes plus en guerre, mais en pleine débauche sadique. On ne sait même plus si cela a le moindre sens d'essayer de comprendre pourquoi. On ne veut plus qu’une chose : que ça s’arrête. Et je pense que là se trouve le message résumé de Klimov.


Les deux derniers close-ups du film s’arrêteront sur deux personnages :
Le visage photographié d’Adolf Hitler nourrisson, sur lequel se peindra une expression que nous n’aurons alors pas vu de tout le film : l’innocence. Cette expression innocente propre aux bébés, mélange incongru de neutralité et d’émerveillement. Le visage de l’Homme qui s’ouvre à la Vie.
Puis, le visage de Flyora, pour la dernière fois. Un visage pâle, sec, prématurément vieilli et figé dans une expression d’horreur la plus absolue. Le visage de l’Homme qui a vu la Mort.
Bien évidemment : la fusillade à laquelle on assiste est à interpréter comme une violence commise à l’égard de la l’irréversibilité de l’Histoire, pas à l’égard d’une figure historique précise.
Je crois avoir lu quelque part que Klimov aurait tenté d’hypnotiser l’acteur pour qu’il ne se souvienne de rien, et je ne crois pas qu’il ait réussi. Si Klimov nous prend à la gorge avec son film, l’esthétisme de l’acteur nous prend aux tripes. Finalement, c’est lui qui nous hypnotisera, car il se sera accroché à son humanité jusqu’au bout. Non, il ne tuera jamais d’enfant. Même si celui-ci se nomme Adolf Hitler.


La scène finale a quelque chose d’aussi surréaliste que la scène d’ouverture. Après le massacre, tandis que la compagnie emprunte un chemin forestier, la caméra de Klimov fait un détour par la forêt. Alors que tout n’est plus que chaos et désespoir, l’âme de Mozart envahit ces lieux par l’intermédiaire de sa messe de Requiem en ré mineur. Le génie, qui aura également quitté ce monde bien trop tôt à l’âge de 35 ans, n’aura pas achevé ce chef d’œuvre. Nous rejoignons le bataillon dans la forêt alors recouverte de neige. Nous sommes probablement en Hiver 1944. La compagnie marche toujours.


Ce film est considéré comme un des plus important films « anti-guerre » jamais produit, et je trouve que c’est un des rares qui peut légitimement revendiquer ce titre. Il n’y aucune glorification ni aucune poétisation de la guerre en elle-même, ou de l’impact de la guerre sur les individus. Absolument aucune. « Come and see » n’est en rien un jugement. Il est le témoignage d’un homme que je soupçonne avoir été un grand humaniste. Et « Come and see » est tout ce qu’il nous aura légué, faisant de ce film bien plus qu’un chef-d’œuvre : un véritable trésor du Cinéma. De la même manière que, bien qu’il ait vu l’enfer, Flyora n’aura pas cédé à l’appel du sang… nous avons nous-même la responsabilité de chérir et de nous accrocher à ce témoignage bouleversant, et surtout à notre propre humanité.


En définitive, ce film est avant tout une pulsion de vie enragée, doublée d’une claque magistrale dans la gueule de la cruauté guerrière.


Come and see.

-Elle
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le 16 sept. 2020

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-Elle-

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