On ne sait pas ce qu'on vient de voir. On ne sait plus. Perdue dans le brouhaha des émotions qui ont du mal à s’effriter, à partir, à aller rejoindre la gaieté nichée autre part. Une telle œuvre détruit l'être humain. L'anéanti sous le fracas d'une violence radicale, totale. Une violence psychologique d'une intensité très, très rare.
Requiem pour un massacre est une œuvre maudite. De celles qu'on aurait peut-être préféré ne pas voir. Qui rendent en miettes le spectateur à la fin de la séance, le démonte, le réduit à néant, une loque dans la salle noire, une chose misérable, sans nom. Le spectateur est celui qui reçoit en pleine face le monde irréel qu'il n'a pas voulu. Et les larmes qui coulent coulent coulent lorsque le film se termine, ne partent pas du visage, des yeux. Il nous faut respirer. Fermer les yeux. Souffler un bon coup. Sécher les larmes du visage. Se lever. Partir. Marcher avec l'immense violence dans le ventre, dans les yeux, dans la tête, figée à présent dans le marbre de notre cerveau. Cerveau maintenant détruit par les spasmes d'un traumatisme rare, cerveau à présent fou, aliéné, avançant, et avec lui nous marchons, muni du pessimisme, de la radicalité, du nihilisme d'un monde que nous venons de prendre en pleine face, un coup de massue d'une violence inouïe, et on se surprend de la vue d'un enfant dans le bus, des passants qui marchent où qui attendent, ignorant tout de l’existence d'une telle œuvre capable de détruire, de bousculer quiconque, de bouleverser la moindre parcelle de certitude, de dignité, d'honneur. Dans le monde qui est le nôtre, il existe une telle œuvre, abominable de cruauté, d'un non-humanisme, d'horreur.


C'est tout simple, mais rien n'est simple. Un enfant se promène un fusil à l'épaule, parmi la guerre, les nazis qui errent ça et là, les morts qui se fond de plus en plus nombreux, l'horreur qui monte en crescendo, et la gorge qui se serre, fort, très fort, pour rester comme ça tout du long, le corps qui se fige, les images qui avancent, montent en crescendo, l'univers asphyxiant d'un monde qui nous envahit peu à peu, de toutes parts.
Un enfant rencontre une fille. Et il y a les gros plans sur les visages, qui envahissent peu à peu l'écran, foudroyant de beauté, de magnificence, comme ces paysages déserts à couper le souffle, d'une tristesse infime, inertie parmi les bombes qui détruisent tout, la moindre beauté qui passe, le moindre paysage, la moindre parcelle d'arbres.


A deux reprises des images d'animaux d'une beauté chavirante. Une cigogne se tient là au milieu de nul part, dans une forêt aux arbres trucidés.
La deuxième, c'est une vache et l'enfant qui la tient au bout d'une corde. Et lorsque l'animal imposant, magnifique, humble, s'effondre sur le sol pour de vrai, son œil sans vie en gros plan, c'est déchirant comme tout le reste, d'une brutalité sans nom.
Ainsi la beauté est ignoré de plein fouet. Tout ce qui est beau meurt, systématiquement. L'horreur est la seule chose pour survivre. Il n'y a que les images, qui restent, nous narguant de leur beauté saisissante, nous plongeant dans la désillusion d'un monde effrité, insauvable.


Alors les visages en gros plans deviennent immenses, terrifiants. Cet énorme plan immensément long sur le visage de la jeune fille, filmé de trop près, qui ricane, rigole, rigole encore, et avec elle le garçon en hors champs. Ils rigolent tout deux et c'est terrifiant, c'est loin d'être drôle, c'est cruel, d'une cruauté morbide, infime, triste, solitaire.
Les gros plans fracassants qui rendent les visages immensément cruel. Et c'est fou d'intelligence, d'inventivité. C'est fracassant d'émotion. C'est extrême, radical. Ça n'a pas de mots.


Ainsi les deux enfants s’évadent, courent, et l'intensité d'une atmosphère asphyxiante, cruelle, prend son élan, et commence à monter, à nous prendre à la gorge, pour ne plus nous quitter. C'est ainsi que ça commence : après s'être rendu compte que le garçon n'a plus de famille, qu'ils sont tous morts, trucidés, anéantis, les mouches envahissant la pièce de leur vacarme, les cadavres entassés à l'arrière, et la peur, la tension qui commence, apparaît, immense. Le désespoir du garçon croyant que sa mère s'est enfuit plus loin, qu'elle est toujours en vie, alors il court, il court de désespoir, et dans sa course la fille, et dans leur course des marécages, de la boue, encore encore et encore.
Alors la boue est là, univers atroce, claustrophobe, entourant les deux enfants, et ils avancent dans l'eau boueuse, de désespoir. La boue qui colle à la peau, aux vêtements, aux cheveux, les enfonçant de plus en plus dans les ténèbres des profondeurs. Cette boue qui asphyxie tout, perdition de sables mouvants, masse informe, sclérosante. La scène est épuisante, et avec ça il y a le bruit des avions juste au-dessus, bruit sourd qui accompagnera quasiment la totalité du film, produisant l'univers suffocant qui s'enfonce peu à peu en nous-même, jusqu'à la gorge, boule ankylosée, inerte, à la déglutition bien fastidieuse.


Les êtres de ce film ne sont plus humains. Ce sont des blocs de pulsions s'enfonçant un peu plus vers le désespoir, les ténèbres, ne sachant même plus ce que vivre veut dire, ignorant tout des mots bonheur, espoir, beauté.
L'espoir est un mot qui ne veut même plus rien dire, englué dans son statut ridicule de mot.


Alors vient la fin. Ce visage en gros plan de l'enfant traumatisé, traumatisant, à présent inhumain, comme tous les autres. Les yeux fous, hagards. Les cernes immenses et ternes, la bouche desséchée. Il regarde. Par terre, une photo d'Hitler. Il regarde, son fusil pointé vers la photographie. Et toutes les images d'archives en noir et blanc, de foule en transe, de discours, d'un dictateur qui crie, jubile. Et le Requiem de Mozart apparait, grand, ample, traduisant toute la tristesse d'un monde. Et sur le gros plan bouleversant de cet enfant usé, meurtri, il y a la musique, et les larmes qui sortent, qui coulent, amples, nos larmes, la tension de tout un film renversée par une simple musique, et quelle musique, LA musique qui déjà fait pleurer toutes les larmes du corps.
Ainsi, il y a la fin, et le film se finit, et nous avec, ayant bien du mal à nous remettre de ce bloc de souffrance, cet éboulement d'émotions, choc suprême, radical.
Et avec ça, un beau film, un immense film. Qu'il faudrait pouvoir ne pas tomber dessus par hasard comme je l'ai fait.
Et le présentateur, un réalisateur du nom de Jean-Charles Hue qui a fait un film du nom de Mange tes morts (rien que le titre d'abord), de dire, avant la séance de cinéma, que c'était là son film préféré, de chevet. Qu'il l'avait vu il ne savait pas combien de fois. Ah... ? Euh. Ah bon ? Ah. (Nous avons affaire ici à un pur masochiste).


Je me souviens d’œuvres totales, traumatisantes, irréelles. Je me souviens du Livre de Jérémie, œuvre suffocante, presque insoutenable. Je me souviens du Tombeau des lucioles que j'avais vu trop jeune, sept, huit ans, qui m'avait totalement traumatisé, j’y avais pleuré tout du long.
Mais aucune n'atteint l'immense choc de Requiem pour un massacre. Peut-être le Salo de Pasolini, mais je ne l'ai pas vu.


Un voyage foudroyant, traumatisant, vers l'horreur de l'humain, dans toute son atrocité.
Ainsi, le reste du cinéma semble bien pâle à côté de cet objet fou, choquant, ovni cinématographique écorché vif.

Lunette

Écrit par

Critique lue 647 fois

4

D'autres avis sur Requiem pour un massacre

Requiem pour un massacre
Sergent_Pepper
8

Va, vois, deviens.

Le voilà enfin vu, ce hit de SC, deuxième du top 111 dont je ne connaissais même pas l’existence avant de vous rejoindre… La guerre, l’histoire, la violence et le cinéma ont toujours cheminé...

le 18 févr. 2014

149 j'aime

15

Requiem pour un massacre
Torpenn
5

De boue les morts

Le voilà enfin ce film adulé par toute la cohorte de mes éclaireurs, du pisse-froid neurasthénique amateur de longues fresques chiantissimes au pape du bis bridé bricolé en passant par le félin féru...

le 2 août 2013

147 j'aime

81

Requiem pour un massacre
guyness
8

Come and see ? Tu parles !

La traduction anglaise du titre russe est "come and see", ce qui est, vous en conviendrez, beaucoup plus sobre et percutant que la version française, plus convenue. Et ce coté plus "brut" est bien...

le 20 avr. 2011

119 j'aime

14

Du même critique

Ma vie de Courgette
Lunette
9

De la pâte à modeler qui fait pleurer

La question, d'emblée, se pose : comment trois bouts de pâte à modeler peut bouleverser à ce point le petit cœur du spectateur ? Comment une tripotée de grands yeux d'enfants fatigués et dépressifs...

le 27 oct. 2016

30 j'aime

Taxi Driver
Lunette
10

La radicalité d'un monde

D'abord, la nuit. La nuit avec ses rues glauques, ses voitures balayant les jets d'eau venus nettoyer les vitres sales. D'abord, la nuit. Avec ses putes à tous coins de rues, ses camés, drogués,...

le 2 mars 2015

28 j'aime

10

Bagdad Café
Lunette
8

Lumineuse ironie

Bagdad Café ou l'histoire d'une époque, de celle défroquée d'une Amérique souillée, paumée, au comble de l'absurde. C'est ce café qui ne sert plus de café parce que l'un des mec a oublié de racheter...

le 18 mai 2016

27 j'aime

10