Je pense que beaucoup de jeunes (et moins jeunes) femmes peuvent trouver dans ce film un peu de leur passé. Car, même si les choses vont rarement aussi loin que ce qui est raconté ici, ces amitiés passionnées et fusionnelles sont typiques de l'adolescence, âge des extrêmes et des émotions exacerbées. Je dis jeunes femmes car il me semble que ce phénomène est en grande partie féminin. D'après mon expérience, en tout cas. Mais il n'est pas impossible que des garçons, des hommes, se reconnaissent dans ce portrait d'une relation amicale ambigüe et intense au point de verser dans la violence.


Le cadre est posé très vite : en quelques scènes rythmées et efficaces, on comprend qui est Charlie, sa vie, son entourage, son caractère, etc, bref, tout ce qui donne sens à la fascination très marquée, quasiment un coup de foudre, que lui inspire le personnage de Sarah (dont l'introduction ressemble à une scène de première rencontre amoureuse). On voit très bien l'attrait que représente cette dernière pour la jeune fille sage et réservée qu'est Charlie. Sarah est belle, bien foutue, sûre d'elle, elle a une allure bohème qui ne trompe pas, l'assurance de celle qui a beaucoup et bien vécu. Quelques mots seulement lui suffisent pour que tous soient suspendus à ses lèvres... il faut dire qu'elle en a, des histoires à raconter ! Bref, à ses côtés, la vie de lycéenne bien rangée de Charlie devient palpitante. Elle-même se trouve transformée, sublimée par l'intérêt que lui porte cette Sarah si brillante.


Je ne sais pas ce que vaut Mélanie Laurent en tant que cinéaste. Je n'ai jamais très bien su juger le travail de caméra, les angles, les gros plans, etc. Mais je lui trouve un talent certain pour capter quelque chose du réel. Tant Sarah que Charlie sont impeccablement mises en scène et campées par leurs deux actrices, convaincantes et lumineuses Lou de Laâge et Joséphine Japy (j'avoue avoir un faible pour cette dernière, si émouvante). Elles nous permettent de croire et d'adhérer totalement à leur histoire. Notamment la séquence qui montre la progression en flèche de leur amitié, des regards complices en cours de philo aux papotages téléphoniques interminables, les crises de fou rire et les private jokes : j'y ai vraiment retrouvé quelque chose de ma propre adolescence. J'ai rarement vu l'emballement des amitiés exclusives typiques de cet âge représenté avec autant de justesse à l'écran.


Telle une araignée qui tisse sa toile, Sarah se met au centre de la vie de Charlie et se rend indispensable, au point d'en exclure le reste de ses amis qui pourtant la connaissent depuis plus longtemps (y compris Victoire, qui en bonne copine fidèle mais pas très dégourdie ne fait pas le poids). Et c'est là que le film déploie son versant sombre. Car, plus qu'une amitié fusionnelle, c'est une véritable relation toxique qui se met en place. En cela, la séquence des vacances au camping est particulièrement juste. Charlie invite Sarah dans sa famille pour la Toussaint : le rêve, en clair, pour deux amies devenues si proches. Et pourtant, c'est là que les choses vont basculer. Sarah change soudainement d'attitude. Pour un rien, elle peut se montrer sèche et cassante envers Charlie, qui ne sait plus sur quel pied danser face aux humeurs fluctuantes de son amie. Un malaise grandissant s'instaure, Sarah passant de l'affection au mépris sans crier gare. Timide, peu sûre d'elle, Charlie n'ose pas se défendre, se disant peut-être que le problème vient d'elle, tout en sentant confusément que quelque chose ne va pas. Cette incertitude est entretenue à dessein par Sarah, qui déploie ainsi toute son emprise sur son amie, désormais sa victime.


On enchaîne alors sur la troisième partie du film, où la toxicité du lien Sarah/Charlie s'exprime à sa pleine mesure, Sarah prenant un plaisir manifeste à tourmenter Charlie par un petit jeu malsain de grandes démonstrations d'amitié et de rejets dédaigneux la seconde d'après. C'est peut-être la partie la moins efficace, c'est longuet, ça tourne en rond : on finit par se lasser du petit numéro de martyr de Charlie, victime qui souffre en silence (la scène où Sarah imite sa tête de six pieds de long, quoique cruelle, est assez juste). Difficile de ne pas avoir envie de la secouer tant elle se laisse faire sans réagir. Mais en même temps, c'est peut-être justement ce que veut nous montrer le film : Charlie est entourée, son entourage ne demande qu'à la soutenir, et pourtant elle n'appelle pas à l'aide, n'arrive pas à s'extraire de ce jeu de persécution. Elle se ferme à ses amis, reste sourde à leurs sollicitations, mais continue d'accueillir Sarah à bras ouverts quand celle-ci revient vers elle, et ce malgré tout ce qu'elle lui fait subir. Charlie est consciente de ce que son comportement a d'anormal ("Je ne te demande pas de comprendre", dit-elle à Victoire), mais elle est trop attachée à Sarah pour lui tourner le dos. C'est dans ce mélange d'emprise et de dépendance que le rapport victime/bourreau montre toute son ambivalence, et c'est plutôt bien illustré dans le film, en fin de compte. Même si on peut déplorer un traitement un peu lourd et répétitif.


La perversité du personnage de Sarah prend toute son ampleur, portée par le jeu impeccable de Lou de Laâge : elle devient vénéneuse, inquiétante, effrayante (son regard à Charlie quand celle-ci s'évanouit en cours de sport, sa réaction au nouvel an quand celle-ci lui avoue avoir percé son secret). On comprend bien comment fonctionne sa personnalité, comme elle supporte mal qu'on lui vole la vedette, comme ce sont des petites piqûres d'ego (Charlie la présente comme une simple copine, souligne ses incohérences à table devant tout le monde, elle jette son dévolu sur un homme qui lui préfère une autre, la mère de Charlie de surcroît, etc.) qui déclenchent son agressivité. À une exception près, elle ne s'en prend pas à Charlie physiquement, mais la violence de ce qu'elle lui fait subir n'en reste pas moins manifeste : on pense à cette scène très humiliante pour la pauvre Charlie où Sarah se sert de ses confidences contre elle en racontant sa première fois ratée à la copine pour laquelle elle l'a délaissée. Mélanie Laurent exprime d'ailleurs toute la dureté des rapports entre ados où les jugements sont sans pitié, où on a vite fait de se retrouver cataloguée quand on a pas l'expérience amoureuse/sexuelle qui convient (Lycée ! Ton univers impitoyable...)


Pas de manichéisme dans le personnage de Sarah cependant, qui est humanisée par une scène plutôt bien faite et poignante. Le bourreau s'avère être une victime elle aussi, ce qui est souvent le cas, et explique la perpétration des relations abusives, comme une roue infernale qui n'épargne rien ni personne. On voit également comme les adultes sont impuissants à stopper l'engrenage, soit parce qu'ils n'y prêtent pas attention (les profs, figures distantes dont on n'attend pas d'aide particulière), soit parce qu'ils ne peuvent pas voir ce qui se joue pourtant devant leurs yeux (la mère de Charlie, bien trop prise dans ses propres problèmes pour être d'un quelconque secours à sa fille, sa fragilité relationnelle expliquant d'ailleurs celle de Charlie).


La scène finale est magistrale et m'a hantée plusieurs jours après le visionnage. On voit comme la tension monte, comme Charlie ne peut que subir les vacheries que lui balance Sarah (d'autant plus brutales qu'elles sont assenées le plus tranquillement du monde), comme celle-ci transforme complètement la situation en inversant les rôles, bref, toute la violence qu'elle lui envoie dans la figure, jusqu'à l'explosion finale. La scène de la lutte entre les jeunes filles est viscérale, on entend leurs cris, leurs grognements, la suffocation qui les saisit l'une et l'autre (littéralement dans le cas de Sarah...). Et cet ultime plan, qui prend aux tripes, avec ce plan serré sur le visage de Charlie en pleine crise d'angoisse tandis qu'on entend, hors champ, le hurlement de sa mère qui découvre le corps de Sarah... J'ai pris une belle baffe, je sentais un malaise quasiment physique : cette scène est un tour de force par tout ce qu'elle nous fait éprouver.


Bref, une belle réussite. Alors, évidemment, le film n'est pas exempt de défauts : la symbolique poussive (les crises d'asthme, le passage du début avec le cours de philo où on bosse comme de par hasard sur les thèmes qui vont être développés dans le film, bon), les séquences poésie à base de balade au bord de l'eau en robe bleue et contemplation de l'horizon qui n'apportent rien à part se la jouer Instagram, etc. Mais c'est peu de choses comparé à la puissance émotionnelle de ce qui est raconté. Le film est porté par le duo d'actrices et on devine qu'elles ont formé une collaboration harmonieuse avec Mélanie Laurent, qui a su les diriger à la perfection.

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le 14 oct. 2020

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