Comme les reliefs de Monument Valley, ce western classique n'est plus aujourd'hui qu'une butte témoin sur le sol raviné de l'histoire globale. Adieu les frissons et les délices des spectateurs des années 1950 qui se rendaient dans la salle du quartier ou du bourg, en couple ou en famille, pour consommer leur séance de plaisir hebdomadaire. Aujourd'hui, " Rio Grande " passe à la télé. " Ça fait un bail qu'on ne l'a pas revu "... L'émotion est émoussée, la connaissance du Texas tellement vulgarisée à travers tant d'images écoulées depuis 1950. Comment adhérer une seule seconde à cette vision des rapports entre Blancs et Indiens quand on a lu, par exemple, les prequels de Lonesome Dove de McMurtry? Il ne reste de ce film qu'un matériau brut pour se lancer dans une dissertation sur la construction des représentations des identités ethniques et sociales. L'action se passe vers 1880, soit soixante-dix ans avant le film. Et la même durée nous sépare aujourd'hui du tournage. Si l'on laisse de côté les choix de mémoire sur lesquels se fonde la construction de l'image de l'US Cavalry (créée en 1861) et de la région du Rio Grande pour se concentrer sur l'évolution entre 1950 et aujourd'hui (en passant par exemple par le tableau au vitriol de la 1st Cavalry Division dans Apocalypse Now), on se retrouve devant la forme élémentaire des hiérarchies qui ont été systématiquement contestées durant la période. Le devoir avant le plaisir, les Blancs avant les autres (ici les Indiens), les officiers (qui réussissent le concours de West Point) avant les autres (sympas mais bornés tel Quincannon) et surtout les hommes avant les femmes (la belle et fière Maureen O'Hara se soumet en faisant la lessive de Wayne). La seule concession inclusive est peut-être la part belle faite aux Irlandais par le réalisateur dont les parents étaient nés dans le comté de Galway. (A titre de comparaison avec le traitement actuel des Irlandais engagés dans la cavalerie de l'époque voir:https://www.senscritique.com/livre/Des_jours_sans_fin/critique/200488031). Pour le reste, point de parité ni de diversité.
Œuvre de commande corsetée dans une doxa autoritaire qui jure avec des chefs d'œuvre autrement inspirés que sont les " Raisins de la colère " ou " L'homme qui tua Liberty Valance ", les souvenirs que réveillent Rio Grande n'en témoignent pas moins de la persistance d'un système de valeurs que les glissements successifs n'ont que superficiellement recouvert sans les ensevelir tout à fait. Quelque chose nous dit que les électeurs de Trump ne doivent pas détester ce film. Et qu'ils le regardent en se disant que c'était le bon temps.

Cheminet
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le 18 févr. 2020

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Félix Cheminet

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