Dès l’introduction de son Rodin, Jacques Doillon souligne son ambition de passer outre la linéarité biographique à laquelle le spectateur pouvait s’attendre. Loin de vouloir retracer l’existence du sculpteur, le long-métrage saisit l’une des tranches de vie majeures de sa carrière, alors qu’il reçoit pour la première fois une Commande d’Etat en 1880. Cette plongée intimiste dans la vie du sculpteur va alors s’étaler de la conception de la Porte de l’Enfer à l’achèvement du Monument à Balzac, devenu symbole d’une personnalité hors de son époque. Mais, outre l’artiste, Doillon cherche également à saisir l’homme derrière Rodin, à la fois sensible, fragile et âpre, afin d’en offrir un portrait saisissant.



« Je ne cherche pas à plaire. »



A travers une réalisation soignée, Jacques Doillon impose ici une vision oscillant aisément entre mouvement et immobilité, en témoigne le premier plan de Rodin, un plan-séquence maîtrisé traduisant cette nécessité de mettre non seulement l’œuvre mais aussi la création artistique en mouvement. Toutefois, cette impression d’une caméra légère vient quelque peu s’estomper afin de se perdre dans une certaine forme de tentation picturale, Doillon composant alors davantage des tableaux et s’éloignant malheureusement de cette idée première d’élan pourtant majeure dans l’œuvre du sculpteur. Il faut cependant noter que la composition de ces différents tableaux demeure sublime, puisque soulignée par un travail méticuleux de la lumière et un jeu de couleurs qui alterne entre douceur et ascèse. De plus, au statisme de la caméra vient se conjuguer une multiplication significative des points de vue qui permet ainsi de saisir les œuvres et les pans de vie du sculpteur sous différents angles, comme si Doillon cherchait ici à muer Rodin lui-même en œuvre.


Il faut également considérer le travail impressionnant sur le son, qui permet à Doillon de faire de la matière l’élément central de son long-métrage. Ce que l’on retiendra par conséquent de Rodin, c’est cette mise en valeur permanente de la matière, de la plasticité et de son contact avec les mains du sculpteur français, à travers une organicité palpable, de la terre au plâtre, en passant par le travail du marbre. C’est par ailleurs cette relation de la matière à la main de l’artiste qui permet un glissement physiologique à même de venir relever l’étreinte des corps, sculptés ou embrassés, toujours mis en lumière à travers le prisme d’une langueur que certains qualifieront de longueur. De fait, Rodin marque l’emphase sur une certaine dimension charnelle de la sculpture, venue doubler le récit des passions de l’artiste.


Même si Vincent Lindon semble rejeter l’idée de comparaison avec le biopic Camille Claudel de Bruno Nuytten, force est de constater que Rodin vient quelque peu réhabiliter la mémoire de l’artiste. Moins rustre, plus romantique, Vincent Lindon campe un Rodin moins impliqué dans la brusque fin de carrière de son élève, ici incarnée par une Izia Higelin rayonnante. Il faut également souligner le travail de l’acteur de La loi du marché qui parvient réellement à rendre une copie crédible de l’artiste grâce à une implication hors-norme lors du tournage, mais aussi avant celui-ci. On regrettera malheureusement les quelques maladresses liées aux dialogues car, entre fausses notes et phrases inaudibles, le long-métrage perd en qualité.



« Qu’on me laisse faire avec mon cœur, qui ne demande qu’à faire un chef-d’œuvre. »



Bien que le glissement de la matière au corps soit essentiel, il faut néanmoins souligner que Jacques Doillon vient placer au cœur de sa réalisation l’idée de travail. Plus qu’un artiste, Rodin se pense artisan et semble en ce sens faire corps avec son matériau. Ainsi ressent-on tout au long de l’œuvre à la fois la rugosité de la matière, l’étreinte de l’artiste, mais aussi la légèreté des courbes qui viennent se dessiner sous nos yeux. L’enjeu de Rodin semble ainsi rejoindre l’œuvre cathédrale de Proust, en tant que Jacques Doillon tente de faire de sa réalisation une véritable sculpture, dont les différentes épisodes narratifs ne sont que des pans, des ajouts de matière. Il s’agit ainsi de rendre justice à cet axe narratif quelque peu déstructuré, en témoigne la succession de strates temporelles reliées par de simples fondus au noir.


Si la narration de Rodin vient s’inscrire entre deux œuvres charnières de la carrière de l’artiste, ce sont néanmoins les doutes, les passions et les illuminations artistiques de ce dernier qui constituent l’enjeu véritable du long-métrage. Toutefois, il semble nécessaire de souligner que Rodin est bien plus subtil de par son aspect esthétique que du côté biographique. La profusion réaliste dont l’enjeu est d’ancrer le biopic dans une époque donnée sonne de ce fait souvent faux, en témoigne la multiplication des entretiens entre Rodin et ses contemporains, de Victor Hugo à Cézanne, en passant par la mention à Félix Faure. On peut également relever le plan final aussi bien dispensable qu’étrange.



« La beauté. On ne la trouve que dans le travail. »



On peut enfin souligner la mise en valeur de l’œuvre, ou plutôt des œuvres, de l’artiste. Celles-ci monopolisent souvent le cadre et sont abordées sous des angles toujours différents, ce qui permet ainsi de leur rendre un vibrant hommage. Mais plus que de simplement reproduire et filmer les œuvres de l’artiste, Jacques Doillon propose une direction d’artistes singulière qui se traduit par une aspiration au mimétisme esthétique à travers un ballet des corps habilement orchestré. Notons à ce propos que le réalisateur évite l’écueil de la caricature, cette danse charnelle demeurant toujours subtile.


En définitive, Rodin est une œuvre difficile à aborder en tant qu’elle repose sur une dimension esthétique subtile et se veut souvent ternie par des lacunes narratives qui détonent. Jacques Doillon et Vincent Lindon mettent du cœur à l’ouvrage et rendent une copie somme toute convaincante, mais qui souffre d’un certain manque de modernité cinématographique. L’hommage à Auguste Rodin, à l’occasion du centenaire de sa disparition, n’en reste pas moins sincère et touchant, surtout lorsqu’il s’agit de remettre au centre du débat biographique qui entoure l’artiste ses qualités d’artisan bien plus que ses passions amoureuses.

vincentbornert
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le 26 mai 2017

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