Analyse de Rumble fish par la séquence des poissons

*spoiler*

Rumble Fish est au premier abord un banal film initiatique pour teenagers, sur fond de bagarres de gangs, d’argot banlieusard et de surnoms pittoresques, dans la même veine que the Outsiders (une autre adaptation par Coppola de Susan Hinton, auteur de best-seller pour adolescents) ; mais il se démarque par le formalisme très maîtrisé que Coppola lui insuffle, qui tends vers l’expressionnisme, avec le choix du noir et blanc, la scène en couleur qui rappelle les vieux filtres (d'autant qu'il en est fait un usage singulièrement pauvre et artificiel : un poisson rouge et un poisson bleu qui se détachent sur le fond terne), la brume omniprésente, les nombreux fast-motions sur des nuages, la musique souvent très évocatrice... Tous ces éléments, en plus d’apposer une ambiance onirique au film, servent des questionnements existentiels plutôt banals au premier abord, mais auxquels Coppola donne une profondeur inattendue : la recherche de la figure du père, l’être et le paraître, les comportements autodestructeurs, la subjectivité et la folie…

La séquence des poissons en couleur (rumble fishs), donne son titre au film, pour une raison simple: elle résume le film, elle en est l'allégorie. C'est pourquoi il m'a parut pertinent d'analyser la séquence, pour analyser le film! Elle est, par de nombreux procédés formels, mise en exergue par rapport au reste du film, et le lieu de son déroulement est défini en opposition avec la rue, comme le domaine du Motorcycle Boy, qui y joue un rôle démiurgique (c'est à dire qu'il a la maitrise de ce qui s'y passe). Elle se révèle particulièrement riche de sens, car elle se présente à la fois comme une métaphore du film, donc un moment de recul, hors du temps du récit, et comme un moment clef dans le déroulement de la narration, puisqu’elle est le déclencheur direct de la scène finale, de la mort du Motorcycle Boy.

Tout d’abord, le traitement du son élabore une opposition, une rupture flagrante entre les univers de la rue et du magasin, et prépare la révélation qui va suivre. Dans Rumble Fish, sont très souvent intégrés dans la musique, des sons industriels plus ou moins diégétiques (=justifiés par la narration, appartenant à l'univers du film), qui tiennent un rôle important dans l’ambiance du film. Ici, à la fin de la conversation avec Midget -c’est-à-dire quand James demande avec agacement « What’s with the fuckin’ fish, man ? », marquant sa totale incompréhension vis-à-vis de son frère- retentit ce qui semble être la sirène sourde d’un train au départ ; accompagnant le plan sur l’enseigne du Pet Store, la musique deviens alors nettement plus grave, un lent tambour se met en place, qui se confond et se mélange avec le son du train qui démarre. Lorsque la caméra passe à l’intérieur, les sons métalliques disparaissent, et seul subsiste le tambour, finalement interrompu par un gong solennel, à l’instant où Rusty James ouvre la porte. Ces bruits de train hors-champ n’ont aucune justification narrative (aucun plan ni même d’élément topologique indiquant la présence d’une gare) et servent à mettre en valeur ce changement radical de décor et d’ambiance, cette rupture avec le fond sonore apaisant de l’animalerie. Celui-ci, constitué de cris d’animaux (hors-champ également), des bruits de bulle des aquariums et du gong lointain qui retentit
régulièrement, fonctionne presque comme un remède ou du moins une réponse aux martèlements de l’extérieur, aux maux de tête et aux souffrances spirituelles de notre héros.
Cette division n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle, transversale au film, entre les deux frères, entre la turbulence de James et le calme surnaturel du Motorcycle Boy… L’animalerie serait le domaine de ce dernier, d’abord parce qu’elle est le lieu et même l’objet de sa démonstration, son analyse de la situation (la métaphore des poissons siamois, dont il sera question plus bas), et aussi parce que cette atmosphère, à la fois apaisante et inquiétante, entre l’aquarium et les fauves grimaçants, fait écho au jeu d’acteur de Mickey Rourke, qui incarne avec brio cette folie douce, difficile à cerner, qui se confond avec une certaine forme de sagesse. Sa voix, ses intonations, calmes et extrêmement mesurées, parfois légèrement tremblotantes (à la fin de la séquence, la réplique « But they belong in the river »), traduisent à la fois une assurance et une distance, une absence au monde qui l’entoure.
Son frère James, au contraire très terre à terre, est complètement décontenancé par cette attitude ; il appartient à l’univers de la rue, bruyant et grossier, qui traduit en image son état d’esprit. Le premier plan de la séquence, sur Midget et Rusty James qui avancent vers la caméra, illustre son trouble grandissant: grâce l'emploi d'une longue focale, la mise au point maintenue sur les deux protagonistes augmente progressivement le flou de l’arrière-plan, déjà envahi de l’étrange fumée qui parcourt toutes les rues du film; quand ils en viennent à parler de l’inexplicable fascination du Motorcycle Boy pour les poissons, le fond n’est plus qu’un épais brouillard. Le plan qui nous le montre de l’intérieur en train d’ouvrir la porte du magasin achève de souligner cet aspect sombre et brumeux de la rue, accentué par la vitre teintée, en opposition avec l’intérieur net et paisible. On voit, dans le plan qui précède, James avancer vers l’entrée en titubant, se tenant la tête, tant à cause de sa blessure que de son désarroi… On n’est jamais sûr, en décryptant le jeu de Matt Dillon, s’il mime une douleur réelle ou spirituelle. Ses poses de « bad boy » et son argot surjoué le rendent relativement ridicule, et il passe pendant tout le film pour un gamin turbulent et un peu bêta, qui cherche constamment à se faire remarquer mais qu’on ignore. Simplet, il est agacé de ne rien comprendre aux agissements de son frère, mais en sa présence il n’est que spectateur, assujetti à celui-ci, à ses paroles et à ses actions. Il est mis à l’écart du dialogue avec Patterson : il ouvre la bouche sans trouver quoi dire, puis prend une pose défensive quand il menace son frère… Ce duel ne le concerne pas, et le policeman le considère clairement comme une quantité négligeable.
L’enseigne du PET STORE se profile dans le brouillard en surimpression, tel un commandement divin ou, ce qui reviens au même, comme un carton du réalisateur nous soulignant que c’est ici que tout se joue. Il est accueilli par deux fauves empaillés, figés dans un rictus agressif, comme si pour un instant, le temps d’une scène, la violence et l’action s’interrompait ; la scène se termine, d’ailleurs, avec un autre plan du loup empaillé, comme une ponctuation. Tout dans cette introduction prépare donc la scène qui va suivre comme un moment hors du temps, c’est-à-dire un retour du film sur lui-même, induit et maîtrisé par le Motorcycle Boy, dans une tentative d’expliquer le monde à son frère et de le sauver de lui-même, en mettant en place les conditions de sa propre mort, comme un sacrifice christique… Malheureusement, ils ne parlent pas le même langage, James ne comprend que le premier degré, tandis que le Motorcycle Boy ne s’exprime que par métaphores, ici celle des poissons bagarreurs.
Le fait que ces poissons soient les seuls éléments en couleur du film constitue évidemment une preuve formelle majeure de l’importance de cette scène vis-à-vis du reste du film, et met en évidence la mise en abyme du destin des personnages dans le destin des poissons…
Seuls les poissons sont en couleurs ; les personnages, derrière l’aquarium, restent en noir et blanc ; cette distinction leur donne l’aspect d’une incrustation volontairement grossière, et les détache ainsi de la fiction et du récit. De plus, ils sont l’objet du regard des protagonistes, de la même manière que ceux-ci sont l’objet du notre : nous les observons, pour nous divertir (comme Rusty James) et avec compassion (comme le Motorcycle Boy). C’est donc une seconde strate, un second degré de récit qui émerge ici, imbriqué dans le premier récit, et fonctionnant comme un signifiant de celui-ci. Le Motorcycle Boy est le maître de cet environnement particulier et si chargé de sens: il y initie son jeune frère, le guide à travers l’échoppe, contrôle les poissons avec son miroir et invite James à faire de même, comme il l’invite à s’émanciper. Ces plans sur l’aquarium sont par ailleurs construits de telle manière que nous voyons les personnages à travers celui-ci, regardant dans notre direction, donnant à plusieurs reprises l’impression d’un regard caméra : ils nous interpellent, semblent s’adresser directement au spectateur, et donc s’extirper du récit et devenir eux-mêmes, pour un instant, spectateurs. Comme nous, ils sont comme des dieux s’amusant de ce petit univers qui évolue sous leurs yeux.
Les poissons évoluent dans un milieu clos, leur aquarium, rappelant l’un des thèmes souvent abordés dans Rumble Fish, l’enfermement. L’enfermement dans leur déprimante petite ville industrielle, dans leur routine, dans leurs stériles guerres de gangs, mais surtout l’enfermement dans un rôle social, une persona étouffante. La persona, c'est cette partie du moi que l'on présente aux autres, c'est le masque social, qui est une partie inhérente de notre personnalité mais qui est déterminé par ce que la société demande de nous. L’enjeu majeur du film est pour eux d’y échapper… Le Motorcycle Boy essaie d’en faire sortir son frère, de « remettre les poissons dans la rivière », rivière dont l’équivalent dans le récit est la mer en Californie. A l’instar des poissons siamois, les membres de gangs n’agiraient pas ainsi dans la rivière, libres ; c’est parce qu’ils sont verrouillés dans une persona qui leur est imposée et qui les empêche de vraiment se comprendre, se toucher, de communiquer, comme le matérialisent les compartiments individuels de l’aquarium… Sous cet angle, le pèlerinage en Californie prend un sens plus large : il s’agit de regagner sa liberté en fuyant le regard de l’autre, de redécouvrir un monde qui n’est pas cloisonné par l’appartenance à un gang ou par le rôle que l’on peut avoir en son sein.
Le Motorcycle Boy, quant à lui, est représenté par le poisson luttant contre sa propre image dans le miroir (et sur l’écran, si l’on en croit le regard-caméra suggéré). De retour dans sa ville natale, sa réputation le poursuit, il reste un leader bien malgré lui et cherche à détruire cette image, en vain… A la fin du film on ne connaît même pas son vrai nom, il est toujours désigné c’est par son pseudonyme, qui est donc sa seule identité. Il est intéressant de remarquer que le seul autre plan colorisé montre, après sa mort, son frère Rusty James s’acharnant à coups de poing sur son reflet dans la vitre d’une voiture de police. En continuant de supposer que la présence de la couleur indique une « sur-réalité », un niveau de récit supérieur en signification, ce plan montrerais donc que James a fini par comprendre son frère, et se décider à détruire la persona plutôt que de la chercher ou de s’en flatter : le poisson est dans la rivière, il s’est enfin libéré du regard des autres, et de ce besoin, cette obsession de vouloir ressembler au Motorcycle Boy. Il parvient à briser la vitre, comme la paroi de son aquarium.
C’est le sacrifice, au premier abord vain et insensé, du Motorcycle Boy, que James parviens à s’affranchir des apparences. Sa mort est plus ou moins annoncée dans cette même scène, par le dialogue avec Patterson, caricature du policeman inflexible et territorial. Paradoxalement c’est justement lui, son ennemi, qui est le seul à avoir toujours su (« i’ve known about it all along ») qui il était vraiment : un rêveur, un fou, coincé dans un rôle de leader qui ne lui correspond pas. On croit d’ailleurs percevoir une sorte de connivence dans leur dialogue, avec une esquisse de sourire sous la moustache du policeman, et cet amusement béat dans les paroles que l’autre lui adresse, comme une confidence, une invitation, en fait, à venir en finir. Leurs ultimes répliques: “-someone have to get you out of the street –someone’ve got to put the fish in the river” sonnent alors comme une promesse ou un rendez-vous… Elles sont en fait corollaires l’une de l’autre, si l’on prend la peine de « traduire » la métaphore dans le récit : pour libérer son frère de sa propre emprise, il lui faut mourir.
Il est intéressant de constater comment, ici, les deux strates de récit mentionnées plus haut s’entremêlent et interagissent. La métaphore fait également partie du récit au premier degré, et sa réalisation nécessite sa propre intervention ! C’est-à-dire que pour rendre les poissons à la rivière, métaphoriquement (libérer James), il faut rendre les poissons à la rivière, littéralement, et donc mourir.

C'est dont largement que Rumble Fish dépasse son statut de film de gang de teenagers à la Rebel Without a Cause... D'abord, exit les bons sentiments et la morale à la mords-moi-le-noeud ; le cliché du jeune éphèbe en mal de sensation est assumé, et Rusty James est presque une caricature de James Dean, perpétuellement ridiculisé et rappelé à la réalité. Un film niais à première vue, un discours poussé et poétique sur le dehors et le dedans de l'âme humaine... et, bien sûr, sur le cinéma et l'art, par la magie de la mise en abyme.

PS: ceci est ma première critique sur ce site, que j'écume depuis quelques semaines déjà; j'espère que vous saurez me pardonner mon écriture scolaire, et mon parti pris d'analyser une scène, plutôt que de critiquer un film... même si il me semble qu'au final j'ai fais les deux!
PPS: c'est un peu long aussi... navré! enfin j'espère qu'on la lira quand même.
AVes
7
Écrit par

Créée

le 30 avr. 2014

Critique lue 1.3K fois

1 j'aime

1 commentaire

AVes

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

1
1

D'autres avis sur Rusty James

Rusty James
0eil
9

Critique de Rusty James par 0eil

Après une longue discussion ayant pour thèmes les Parrains que je venais de découvrir et mon admiration pour le Mickey Rourke des années 80, magnifique dans Angel Heart, on me conseilla Rusty James,...

Par

le 3 févr. 2011

44 j'aime

1

Rusty James
Sergent_Pepper
8

“Well, you're better than cool. You're warm.”

Après Coup de Cœur, expérimentation kitchissime et Outsiders, première incursion du côté de la jeunesse désœuvrée, j’attendais le pire de Rumble Fish. Long clip à la plastique parfaite, d’un superbe...

le 1 déc. 2013

36 j'aime

7