Difficile de parler de S 21 sans avoir la nausée. Je reste sans voix face à cette abomination créée de toutes pièces par les hauts dignitaires du régime communiste khmer rouge. Il faut vraiment développer un esprit foncièrement sinistre pour transformer une ancienne école, symbole de vie, d'éducation et d'épanouissement, en centre de torture et d'extermination, machine de mort implacable, broyant près de 15000 hommes, femmes et enfants.


La prison de Tuol Sleng S21 se situait en plein coeur de Phnom Penh, dans une capitale fantomatique, vidée de tous ses habitants, et Kang Kek Ieu, alias Duch, en était le directeur. Cette prison s'appelait S21, parce que le S, comme Santebal, désignait la police secrète du régime, qui vouait aux noms de code et aux chiffres une étrange fascination. Professeur de mathématique, Duch avait déjà dirigé le camp M13, de 1973 à 1975, première ébauche de ce que sera plus tard Tuol Sleng S21. Exécuteur consciencieux, Duch est un professionnel de la sécurité qui fera de la torture un usage méthodique et méticuleux. Il poussera les interrogatoires à un degré de sophistication extrême. En bon professeur corrigeant les copies de ses élèves, Duch annotera, commentera, à l'encre rouge, les milliers de pages de rapports des interrogatoires. A cet effet, il ne pourra nier son rôle actif dans la diffusion de l'idéologie et de l'endoctrinement. Bien au contraire, il recherchera les honneurs de son chef, Sun Sen, (ministre de la défense et Numéro 7 du PCK) dans l'accomplissement de sa tâche.


Dans Duch, le maître des forges de l'enfer, documentaire glaçant de Rithy Panh où la parole est entièrement laissée au bourreau, Duch se justifie, s'excuse presque, comme savent si bien le faire les pires tortionnaires pour échapper à leur responsabilité. Il se définit lui-même comme le messager chargé de rapporter les aveux à l'Angkar. Curieuse métaphore poétique pour désigner l'horreur d'un système qui institutionnalise une véritable bureaucratie de la mort. Par un renversement des rôles, il se prétend même l'otage du régime! "On m'a ordonné le crime." clame t-il en substance. Pourtant, c'est bien de son initiative personnelle que certaines expérimentations médicales verront le jour à Tuol Sleng S21. Comme ces prises de sang dont il a eu l'idée, et qu'on a fait subir à certains prisonniers, pour renflouer le stock de sang dévolu aux combattants khmers rouges. Une fois attachés, les prisonniers se voyaient brancher une pompe qui leur extirpait tout le sang, jusqu'à la dernière goutte.
L'attitude de Duch à son premier procès aura été, malgré tout, l'occasion pour lui de faire son mea culpa. Sous l'impulsion de son avocat français, François Roux, il collabora avec la justice, reconnut clairement ses implications et sa responsabilité, avant de se rétracter, au tout dernier moment, de récuser son avocat, et de s'enferrer dans le déni. Pour son deuxième procès en appel, il sera condamné à la prison à vie pour crimes contre l'humanité.


S21 est une prison dont personne ne peut sortir vivant. Car S21 est bel et bien un camp d'extermination. Bien évidemment, ceux qui sont amenés par camions entiers les yeux bandés, ne le savent pas. Dans un premier temps, chacun des prisonniers doit écrire sa biographie, relatant ses origines sociales, puis amené devant Nehm En, le photographe attitré chargé de faire le portrait de tous les prisonniers.
On procède méthodiquement à une véritable entreprise de déshumanisation et d'extermination. L'horreur ne tient pas seulement dans ce projet cauchemardesque, mais dans la cruauté et le sadisme avec lesquels tortionnaires et gardiens procédaient aux interrogatoires. On forçait les prisonniers à bouffer leur merde et à boire leur pisse. Électrocutions, ongles arrachés, torture par asphyxie, tous les moyens étaient bons pour arracher des aveux. Des médecins faisaient en sorte que les prisonniers ne succombent pas trop vite à leurs blessures, de telle manière que l'interrogatoire puisse se poursuivre. Parfois pendant des mois. On les maintenait juste assez en vie pour mieux les exterminer... Sans parler des enfants et des nourrissons qu'on fracassait en les jetant contre le tronc des arbres. Exterminés eux-aussi, parce qu'il fallait bien "arracher l'herbe avec sa racine."


L'Angkar Loeu, Organisation mystérieuse, et omnipotente, au nom de laquelle les prisonniers étaient arrêtés et envoyés à S21, servait de référent absolu dans la société communiste des Khmers rouges. Véritable Totem vivant, l'Angkar exerçait sur les consciences un redoutable et intarissable pouvoir coercitif. L'habileté des dirigeants a été de faire croire que cette mystérieuse entité à laquelle chacun devait se soumettre, était anonyme, alors que, de facto, elle désignait sans les nommer, les membres du Comité Central du PCK (ce n'est qu'en septembre 1977 que l'Angkar désigna officiellement le Parti Communiste...). Une façon d'éviter qu'une partie de la population ne s'insurge et ne se rebelle contre les dirigeants eux-mêmes et leur politique....
Quoi qu'il en soit, L'Angkar, infaillible, ne pouvait, en aucun cas, se tromper. Ceux qui étaient arrêtés et envoyés à S21 étaient donc forcément coupables. Leur sort était par avance scellé. Pour autant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la question des aveux reste primordiale, essentielle. Avant que l'Angkar ordonne la mort de chaque prisonnier, il faut des aveux, avouer qu'on est un ennemi de la révolution, un traître, à la solde du KGB, ou de la CIA. Avouer, c'est reconnaître qu'on est un traître, et par conséquent, signer son arrêt de mort. La torture est là pour faire avouer, peu importe si l'histoire est vrai ou fausse. Les suppliciés en venant eux-même à inventer parfois des histoires délirantes pour en finir avec la torture, et par là même, à dénoncer des réseaux de traîtres imaginaires, provoquant du même coup, inéluctablement, des arrestations en cascades...


Ceux qui avaient succombé à la torture étaient transportés la nuit, à l'insu des autres prisonniers, pour préserver le secret des purges. Ceux qui avaient miraculeusement résisté, étaient envoyés à une quinzaine de kilomètre de S21, à Choeung Ek. Exécutés, égorgés, ou morts d'un cou de barre de fer sur la nuque.


Il était humainement impossible de balayer d'un revers de manche ces quatre années d'enfer sans que la justice n'ait fait son travail. On s'en est vite rendu compte en 1991, alors que la réconciliation nationale venait tout juste d'être décrétée par les accords de Paris. Le retour de Khieu Samphan au pays a failli tourner au lynchage. Celui qui fut une figure majeure du régime des Khmers rouges ne doit son salut que grâce à l'intervention des blindés. 12 ans après la chute du régime de Pol Pot, les plaies étaient encore et toujours vives.... Van Nath qui figure parmi les sept survivants du camp, lors de sa libération le 7 janvier 1979 par l'armée Vietnamienne, avait trouvé ces mots justes. La réconciliation, disait-il, ce serait comme une cicatrice qui disparaîtrait une fois la blessure soignée.


Nul doute que le temps reste le meilleur allié pour une guérison. Mais pour qu'une réconciliation nationale soit réellement possible, encore faudrait-il que les anciens dirigeants du Kampuchéa Démocratique demandent pardon à leur peuple et reconnaissent leurs crimes et leur responsabilité. Les deux derniers dirigeants historiques encore vivants, Khieu Samphan et Nuon Chea, malgré leur procès et leur condamnation, continuent inlassablement à nier le génocide dont ils sont pourtant les instigateurs. Je ne parle même pas de Pol Pot, mort en 1998, et chez qui le déni avait des proportions totalement délirantes...


La question des procès des bourreaux a mis un terme à la culture de l'impunité qui sévissait au Cambodge après la chute de Pol Pot. Comment une société peut-elle se bâtir, se reconstruire, en refusant de front son passé, comment peut-elle développer un tissu juridique dont chaque citoyen serait respectueux si, dans le même temps, les architectes de la révolution communiste, responsables de ses dérives génocidaires, continuent de vivre en toute impunité, sans qu'ils soient inquiétés par la justice ?


Oui, les procès sont nécessaires. Il ne fut pas croire que, sous prétexte que le Cambodge est de tradition bouddhiste et prône une philosophie du détachement de soi, les procès seraient un non sens. Au contraire, je crois qu'ils sont d'autant plus nécessaires qu'ils jettent une lumière crue, un regard sans complaisance, sur ces années noires, ignorées ou mal connues des jeunes générations. Les procès offrent l'opportunité d'expliquer pourquoi et comment une idéologie radicale, d'obédience communiste, a tout ravagé sur son passage. Ils ont incontestablement une vertu pédagogique : en démantelant la chaîne des responsabilités, ils mettent en lumière tout un pan de l'histoire du pays, afin d'éduquer les nouvelles générations. Et ce n'est pas l'un des moindres enjeux du Cambodge que de pouvoir assimiler en définitive, ce passé qui a bien du mal à passer.
Bien que critiqués parce que imparfaits, les procès des anciens dirigeants khmers rouges auront eu pour mérite de permettre au Cambodge de se réapproprier son passé, son histoire, et de redéfinir son identité. Ils ont, finalement, surtout permis de rendre un peu de dignité aux morts et aux disparus, à toutes celles et ceux qui auront servi d'engrais aux rizières.


La démarche de Rithy Panh consistant à réunir à Tuol Sleng S21, tortionnaires et victimes, est inédite, et assez déstabilisante au premier abord. Mais en reconstituant, par la mémoire des gestes, les scènes d'horreur du passé, Rithy Panh essaye de donner un peu de sens à ce qui n'en a pas. Oublier est impossible. [mais] Comprendre est difficile. avait-il écrit dans l'Élimination.


Figure emblématique du documentaire, Vann Nath, est l'un des rares survivants de Tuol Sleng S21. Il ne doit son salut et la vie que grâce à ses talents de peintre. Duch l'a en effet épargné pour l'unique raison qu'il savait peindre, et que ses compétences seraient utilisées pour réaliser des portraits de Pol Pot. Plus tard, des scènes de torture que lui auront inspiré les témoignages des autres survivants, se retrouveront exposées à Tuol Sleng S21, transformé par la suite en Musée du Génocide.
Guidé par un esprit de compréhension, Vann Nath éblouit par son humanité. Il n'a de cesse d'interroger, d'interpeller, ses anciens tortionnaires, avec une rigueur, une acuité et une intelligence qui forcent l'admiration. Qu'avez-vous-fait de votre conscience ? Celle qui oblige à la réflexion, au questionnement. Celle qui se refuse à l'obéissance servile. Celle qui fonde notre condition d'homme et nous différencie des animaux? Qu'en avez-vous fait ??


Extrait : (Nath interroge Prâk à propos de la biographie que les prisonniers devaient écrire):


Nath : C'est l'écriture de la jeune fille ?
Prâk : Non, c'est la mienne, elle n'avait pas d'éducation, j'ai dû écrire à sa place.
Nath : Et que faisais-tu de ta conscience, toi qui avait de l'éducation ?


En définitive, le documentaire de Rithy Panh s'avère un puissant antidote contre l'oubli, impose un travail de mémoire indispensable à la reconstruction du Cambodge, et permet d'entretenir, comme l'a si bien écrit Vann Nath, la flamme du souvenir.

Qhermite
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le 30 juil. 2019

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