Sailor et Lula (Wild at heart pour les puristes), comme la plupart des films de David Lynch, nous surprend d'abord par son étrangeté, mais aussi par son esthétique très sobre par rapport aux autres films du réalisateur (notamment Mulholland Drive et Lost Highway, mes préférés). C'est pourtant celui qui a obtenu la Palme d'or à Cannes, en 1990. Ce choix m'a toujours surpris, car Sailor et Lula est, à mon avis, un des moins bons David Lynch (même si, étant du David Lynch, c'est quand même un très bon film) ; l'obtention de la Palme d'or s'explique sans doute par le fait que Lynch avait déjà fait d'excellents films, avec Eraserhead, Elephant Man et Blue Velvet, films qui n'avaient pas été primé à cause du temps qu'il a fallu pour comprendre et apprécier le génie lynchien ; alors on a donné une Palme à Sailor et Lula, pour lui en donner au moins une. Ce qu'on ne savait pas, c'est que les chefs-d’œuvre lynchiens, Twin Peaks, Lost Highway et surtout Mulholland Drive, arriveraient après. Erreur festivalière, donc. Je vais essayer de vous montrer pourquoi je considère Sailor et Lula comme un des moins bons films de David Lynch.

Sailor (Nicolas Cage) et Lula (Laura Dern) s'aiment d'un amour fou, absolument total. Lynch montre cet amour fou, mais n'hésite pas à en affirmer la niaiserie. Dans ce rôle de niais insupportable, Nicolas Cage est parfait ; d'ailleurs, je soupçonne Lynch de l'avoir engagé juste pour se moquer de lui. L'intéressant dans l'histoire, c'est que cet amour va être confronté à l'ultra-violence et à la folie du monde extérieur. Tous deux sont d'ailleurs empreints de cette violence et cette folie, ayant trainé dans le milieu du crime, à cause de ses parents pour Lula, par besoin d'argent pour Sailor. La mère psychopathe de Lula veut absolument tuer Sailor. Les deux amants doivent donc fuir, et l'on assite à un road movie, avec des flash-back qui nous racontent ce qu'il s'est passé avant, quelle était la vie de Sailor et de Lula avant leur recontre.

Alors, la violence est allusive, seulement apportée par touches. On est loin du délire sado-masochiste mené face caméra par Dennis Hopper dans Blue Velvet, quatre ans plus tôt. Et pourtant, si dans le film la violence est seulement allusive, dans la réalité elle est immense : le viol de Lula par son oncle, alors qu'elle était encore jeune fille, son avortement, l'immolation de son père par sa mère ; rien que ça. Mais la violence, si elle n'est jamais déclarée clairement, face caméra, est toujours présente, toujours étudiée, tout le long du film. Aimant les recherches esthétiques, je ne peux qu'apprécier tout le travail fait autour du feu, dans les séquences faisant le lien entre des scènes : briquets, allumettes craquées, doux mouvement menaçant du feu qui envahit tout l'écran.

En réalité, j'aurais fait de Sailor et Lula un de mes films cultes sans cette fin insupportable, fin d'une niaiserie assumée, certes, mais insupportable quand même : Nicolas Cage qui se met à chanter Love me tender en tenant Laura Dern dans ses bras, c'est trop pour moi. Je sais bien que c'est de l'humour, qu'il faut prendre au second degré, mais c'est raté quand même. Un David Lynch qui finit bien, ce n'est pas vraiment un David Lynch. Lynch a voulu reproduire la fin ironique de Blue Velvet, fin qui était très réussie, justement parce qu'elle amenait à une réflexion sur l'entrée de la violence dans la vie bourgeoise, mais aussi parce qu'elle faisait une boucle avec le début du film. Ici, la fin arrive comme une immense cheveu sur la soupe, elle casse toute l'ambiance du film, brise tout ce qui s'était construit.

Lynch saborde lui-même son esthétique, et c'est dommage. Finalement, Sailor et Lula n'est ni osé, ni sobre. Nous sommes dans un entre-deux, à mi-chemin entre Elephant Man et Muhlolland Drive. Et cette demi-mesure, unique dans l'oeuvre de Lynch, ne me convient pas. Du moins, elle fait que je ne considère par ce film comme un chef-d'oeuvre, mais "seulement" comme un très bon film ; ou, plutôt, c'est un chef-d'oeuvre auto-sabordé : Lynch a sombré dans la tentation de la niaiserie, et cette fois-ci il s'est un peu loupé. C'est tout de même un très bon film, qu'il faut avoir vu. Il nous donne cependant une grande envie de revoir les autres, ceux où Lynch va au bout de son esthétique.

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le 6 janv. 2014

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