Salafistes
6.7
Salafistes

Documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem (2016)

Pour de multiples raisons, Salafistes est un film que j'aurais aimé admirer. Le projet est courageux - il est objectivement téméraire d'aller à la rencontre des figures fortes de l'islam salafiste guerrier dans ses bastions les plus puissants (Mauritanie, Mali, Tunisie...) pour aller enregistrer leur parole tout en étant très clair sur le 80's "d'où je te parle".


D'où je parle


C'est le principal intérêt du film, voir ces mecs parler face caméra tout en sachant que le contrat est relativement clair entre le locuteur (nous savons qui ils sont, leur position hiérarchique et géographique et surtout ils parlent en tant que tels) et l'interlocuteur (les journalistes sont clairement français, financés par de l'argent européen et posent des question non pas en mode serveur de soupe mais en Glocon authentique tout à fait innocent dans ses questions face à l'islam salafiste radical).


Pour l'instant, au niveau honnêteté intellectuelle, on a l'air pas mal, le film a l'air soigné, tout le monde pourrait être en de bonnes mains mais...


Mais...


Mais déjà le film commence avec 2 types armés sur une moto qui se promènent dans un village du Nord Mali pour controler la bonne application des règles de la charia par la population occupée. Sachant qu'on est dans du documentaire, et que l'une des règles de la dite charia est l'interdiction de la musique, l'utilisation de musique rock sur ces séquences de déambulation motorisées de la milice religieuse dès le départ laisse un sale gout dans la bouche du cinéphile dont la grille de lecture d'un film pareil a pour abscisse les travellings et pour ordonnée la morale. Sérieusement, vous imaginez un cinéaste qui filme des Wafen SS en pleine rafle sur fond musical de Klezmer ?


Premières séquences et déjà la direction artistique m'a déçu donc.


La suite se laisse regarder, montage image / son tout à fait rythmé, nous suivons les raisonnements absurdes des djihadistes au fil de l'eau et sur différents sujets (coupes de mains, jets de pédés, nécessite de l'hégémonie du Coran sur le Monde...) avec clairement leurs noms et fonctions écrits à l'image, ce qui fonctionne très bien et qui est très astucieusement monté en parallèle de séquences de propagande djihadiste montrant concrètement l'impact sur le monde du discours (une main coupée en gros plans, meurtres d'otages américains ou non, etc...).
Ok, l'idée est un peu relou un peu pataude, mais c’est pas mal fait et ça reste honnête... Sauf que...


Sauf que à un moment donné, l'honnêteté journalistique laisse place à un dispositif beaucoup plus pervers. Pervers le mot est mal choisi car je doute que ce glissement ait été vraiment maîtrisé par les auteurs, en effet, vers le dernier tiers du film, la cohérence entre les images de propagande et les discours face caméra des interview commencent à perdre en cohérence. La distance entre le dit et le montré s'agrandit jusqu'à ce que le spectateur se trouve face à une dégueulasserie.


Séquence propagande :


L'image vidéo ne comporte aucune information de lieu (Ou ça se passe) ni de temps (Quand ça a été tourné) ou même d'origine (Qui a enregistré ? Qui à publié ?).
Nous sommes dans une voiture avec des arabes enturbannés qui portent des mitraillettes. Une autoroute au milieu d'un désert anonyme. Au loin se détachent des immeubles. Les fenêtres s'ouvrent, les mitraillettes sortent et les passagers vont alors pendant de longue minutes abattre les voitures qu'ils croisent et les passants apparemment sans distinction. Ils vont même jusqu'à s’arrêter pour aller vérifier que tout le monde est bien mort dans les voitures fauchées.


Ces images sont particulièrement éprouvantes. Horribles. Elles montrent une violence apparemment aveugle, une sorte de Scarface en mode insolation et harissa qui ne correspond plus au discours des figures djihadistes. Ces derniers sont systématiquement dans la distinction : les voleurs => plus de main ; les homos => on les tue. Ils sont précis dans les crimes et les châtiments de manière parfaitement ontologique : les salafistes se base sur une application littérale du Coran, c'est cette précision qui fait le fanatisme. Confondre sauvagerie et fanatisme est une erreur intellectuelle monstrueuse. Essayer de prouver que ce sont la même chose (qui pourrait donc s'appeler, par factorisation, "Le Mal") est une imposture dangereuse, qui plus est lorsque c'est fait avec des images dont on ne précise pas les sources et que l'on manipule sciemment le spectateur avec de la peur, de la haine et de la désolation par un montage fallacieux.


Soyons bien clairs : Il a été souvent reproché l'utilisation dans le film des images de propagande ; ce n'est pas du tout à mon sens le problème de ce film. Comme si l'erreur dans ce choix de montage était que les spectateur étaient des gros cons incapables de se poser la question du pourquoi des images et des sons. Comme si montrer depuis 30 ans des images d'Hitler (qui ont bien évidement été tournées par les équipes de documentation du Reich de l’époque) dans les collèges avaient créé des générations de néo nazis soignés au Biactol... Le vrai problème n'est pas d'utiliser les images de l'ennemi, le problème c'est d'être transparent avec le spectateur sur qui est l'ennemi et les preuves qu'on avance pour le définir tel. Des sources + des arguments quoi.


Les auteurs dépassent là (avec la séquence de fusillades de rues décontextualisées) des limites qui me sont, en tant que spectateur, infranchissables / inacceptables. Sans parler de cet "oubli" journalistique (partons du fait que, honnêtement outrés par les discours entendus et les images vues, un sentiment de trop plein ait pris les journalistes et les monteurs) qui a du arriver en cours de route (voire de post prod), le dispositif de départ lui même sent un peu du ionf' :


Doctrine


Montrer de telles images, c'est demander au spectateur de juger. Demander à un spectateur de juger n'est pas un acte anodin pour un cinéaste, c'est un geste possible mais qui doit se justifier et être accompagner des moyens de distanciations nécessaire pour que ledit spectateur puisse se faire un jugement propre. Comme un magicien qui demanderait à un mec sous hypnose de voter pour lui. Pas besoins d'épiloguer sur les expériences physiologiques menées autour du spectateur de cinéma (pourtant fascinante) pour montrer l'asymétrie de la relation et le manque de moyen pour le spectateur, surtout lorsqu'on ne cite pas ses sources mais qu'on les impose par le choc.


Enfin, si je dois avouer que le fanatisme religieux (et même la place grandissante que prend aujourd'hui la religion dans les produits culturels, la parole politique ou les medias) n'est pas ma tasse de thé, il faut essayer d'être un peu rigoureux lorsqu'on parle de salafisme.


Ici le terme n'est jamais défini. Le salafisme est en effet une branche radicale et fondamentaliste de l'islam, mais les salafistes ne sont djihadistes (ou pro djihadiste) que dans une très faible minorité : le salafisme quietiste que l'on peut trouver en France n'est absolument pas représenté par les images de violences que l'on peut voir dans le film qui, lui, s'appelle "salafistes", même s'il se nourrit directement de la même doctrine.


Le chagrin et la pitié


Le projet du film est courageux et les enjeux, déjà particulièrement forts au départ, se sont retrouvés décuplés par les attentats de janvier et novembre, par la polémique "Timbuktu" et l'état d'urgence. J'ai l'impression que ce contexte défavorable a perturbé les auteurs, leur a fait perdre le pouvoir de la raison sur l'émotion. Comme si leur émotion, et celle qu'ils attendent de leur spectateur par la violence du dispositif, devait noyer par les larmes la raison désaxée et froide des barbares.


Désolé les mecs, mais malheureusement ça ne marche pas comme ça. Dommage.

Dlra_Haou
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le 17 avr. 2016

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Martin ROMERIO

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