Après Guzman et Costa-Gavras, que dire de la dictature chilienne ?

6,25/10


La première partie du documentaire Santiago, Italia de Nanni Moretti présente l'histoire du Chili sous Allende, de son accession au pouvoir et de la liesse populaire qui en découla à son assassinat puis à la junte militaire qui lui succéda avec barbarie. Quelques rares images d'archive alternent avec des morceaux de discours frontalement récoltés auprès de quidams - le seul détail qui distingue ces débuts d'un documentaire télévisuel, où les intervenants seraient au moins des historiens où des personnalités ayant influé sur les événements. Cette section m'a rappelé une question inévitable (du moins à laquelle je n’échappe pas) quand on est face à un documentaire : qu'est-ce qui le rend légitime à être diffusé dans une salle obscure ? Qu'est-ce qui en rend le projet assez intéressant cinématographiquement, politiquement ? Rien pour l'heure et c'est d'autant plus frappant que de Moretti (même en « déclin », depuis Aprile/La Chambre du fils), on pouvait espérer quelques fantaisies, que l'on attendra vainement ici. Même l'éloge de la révolution socialiste, d'une actualité intemporelle, est rendue trop sagement et platement pour avoir un écho puissant avec les crises démocratiques que nous traversons, et il est d'autant plus ironique que Patricio Guzman apparaisse dans le film, lui qui raconta cent fois et de façon combien plus percutante Allende puis Pinochet, de La Première Année (1973) au Bouton de nacre (2015). Quand on songe par ailleurs à la richesse de la bande dessinée Maudit Allende ou à la puissance de certains Costa-Gavras, en particulier Missing, on se dit que décidément Moretti n'enseigne rien, n'apporte rien, ne renouvelle rien.


Puis vient la seconde partie, où l'on comprend enfin le sens du titre et qui sont ces quidams : des réfugiés chiliens à l'Ambassade d'Italie de Santiago pendant la « répression » (comprendre : le massacre). L'histoire est plus originale, sans présenter de relief particulier. On sera plus étonné de l’émotion d’un intervenant qui ne peut retenir une larme en pensant au cardinal Silva Henriquez, grand défenseur des pauvres et des opprimés sous Pinochet. À une époque où il est parfois difficile, quand on est de gauche, de penser à l’Église sans y associer des idées de pédophilie, de collaboration, de danger social ou au mieux de rétrogradation morale, un athée évoquant son rêve de devenir prêtre par admiration pour la stature morale d’un cardinal a quelque chose d’émouvant. Surtout, le fil directeur de la deuxième partie, l’Ambassade, alterne avec l'interview d’une femme racontant en détail les tortures subies, et de deux militaires ayant officié sous Pinochet, l'un qui juge que le putsch a rétabli la démocratie quand Allende menaçait de mettre en place un régime totalitaire, l'autre qui depuis la prison à laquelle il a été condamné pour actes de torture et enlèvements déclare qu'il demandera pardon (sans trop savoir de quoi) à ses iniques accusateurs à condition qu'ils lui demandent eux-mêmes pardon d'abord de l’avoir persécuté. On croit rêver, et ces outrecuidances ont quelque chose d'une fantaisie presque amusante, en même temps qu'elles rappellent (sans en avoir la puissance) les rencontres avec des tortionnaires indonésiens proposées par Joshua Oppenheimer dans The Act of Killing et The Look of Silence. De là à penser que Moretti a tenté de recueillir des propos aussi forts et les mêmes réactions, sans y parvenir.


La dernière partie est celle qui ressemble le plus à un projet de cinéma politique, et qui me paraît enfin justifier tardivement la démarche de Moretti. En relatant l'accueil chaleureux trouvé par ces réfugiés dans l'Italie des années 1970, il évoque avec nostalgie le temps où son pays était un bastion du socialisme et une terre de solidarité. Le titre y trouve un second sens : après l’Italie à Santiago (dans une ambassade où s'exerce la souveraineté italienne), de Santiago à l'Italie, le mouvement des réfugiés et du documentaire. Moretti assume alors sa démarche de parler de son pays et de notre époque à travers ce morceau d'histoire chilienne, mélancolie d'un temps où la puissance des Partis Communistes italien et français faisait trembler les États-Unis, réminiscence des périls qui peuvent menacer la démocratie la plus vertueuse, métaphore de notre pauvre Europe. On continuera de penser que cela arrive tard, que le tout est sage comme un film pour les écoles, que Moretti aurait gagné à imposer sa personne à défaut de sa patte, enfin, la hauteur finale fait plaisir, et le spectateur ignorant les événements chiliens y trouvera tout de même mieux qu’un documentaire du service public.

XipeTotec
6
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le 23 mai 2019

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