Le titre fait référence à un groupe de personnes qui disposent de pouvoirs de télékinésie leur permettant de lire dans les pensées (et de faire exploser les têtes !). Si le film manque du sous-texte sexuel malsain des premiers films de David Cronenberg, Scanners, à la fois thriller paranoïaque et film fantastique lui permet de dépeindre un monde dans lequel des entreprises manipulent la fertilité pour concevoir une nouvelle variété d’humains qu’il ponctue de confrontations spectaculaires qui donnent chair au concept abstrait du film. II y a quelque chose de froid et de clinique dans Scanners, des décors choisis – un centre commercial, des salles de conférence, des bâtiments d’entreprises, des laboratoires et un cabinet médical – à la performance atone de Stephen Lack, qui fait du protagoniste Cameron Vale un personnage désorienté et coupé émotionnellement du monde. Dés son introduction où il se fraye un chemin à travers une porte marquée « Sortie de secours seulement » il se révèle par cette « entrée à l’envers » comme inadapté, en décalage avec son environnement. Une impression confirmée quand, chancelant dans ce centre commercial trop éclairé, il vole de la nourriture sur des tables du food-court. C’est à cette occasion que le spectateur découvre sa faculté d’entendre ce que pensent de lui les clients malgré la distance qui les séparent et surtout l’effet que ses capacités peuvent produire quand la personne dont il lit les pensées commence à saigner du nez. Bientôt deux hommes surgissent, tirant une fléchette tranquillisante sur Cameron avant qu’il ne puisse s’échapper et quand il se réveille, attaché à une table, le mystérieux Dr Paul Ruth interprété par Patrick McGoohan – immortelle vedette de la série The Prisoner,- dont la seule présence suggère une conspiration mais cette fois-ci comme ravisseur – lui apprend que son inadaptation sociale tient à sa nature de Scanner. Des individus nés avec une anomalie qui provoque chez eux une cacophonie constante et invalidante de voix dans leurs têtes, qui les empêche de s’intégrer ou de s’adapter à une vie normale. Mais cette anomalie leur confère également un extraordinaire pouvoir télépathique, leur permettant de prendre le contrôle du système nerveux d’autres personnes, de lire leurs pensées, de les manipuler comme des marionnettes, ou même – comme dans une scène choc rendue inoubliable par l’efficacité explosives des effets de maquillages du vétéran Dick Smith (L’Exorciste) – leur faire littéralement exploser la tête. L’intérêt de Ruth pour les scanners est à la fois professionnel et personnel – ConSec, l’organisation de sécurité internationale pour laquelle il travaille, espère les exploiter même si beaucoup sont devenus incontrôlables. Le plus puissant d’entre eux, Darryl Revok (Michael Ironside), est en fuite et recrute des scanners pour constituer sa propre armée et tue ceux qui refusent de le rejoindre. Ruth veut utiliser Cameron, pour trouver et infiltrer le groupe de Darryl – mais quand il est contacté par une communauté de scanners pacifique menée par Kim Obrist (Jennifer O’Neill l’héroïne d’Un Été 42) il va découvrir ses propres origines et les liens qui l’unissent au Dr Ruth et Revok lui-même.


Cronenberg implique immédiatement le spectateur dans une première demi-heure palpitante qui inclut sa désormais légendaire scène d’explosion de tête qui a nourri tant de gifs animés. Le film entame ensuite dans une section médiane centrée sur l’enquête et la poursuite de la sinistre silhouette de Michael Ironside desservie par le manque de charisme de Stephen Lack (comme son nom l’indique puisqu’il signifie manquer en anglais) malgré l’inclusion de quelques scènes d’action où il utilise ses pouvoirs avant que le film ne s’améliore sensiblement à mesure qu’on approche de son final d’anthologie, une des plus grandes séquences de sa carrière de Cronenberg (lui ouvrant sans doute les portes d’Hollywood). Si le scénario n’est pas parfaitement abouti, -les révélations du dernier acte auraient pu être mieux réparties au cours des quatre-vingts minutes qui précédent -, c’est en partie dû aux conditions de production loin d’être idéales : le calendrier de tournage fut tronqué afin de pouvoir être éligible à une déduction fiscale, obligeant le réalisateur de The Fly à écrire et tourner simultanément, ce qui explique les révélations aléatoires de l’intrigue. Comment aurait t-il pu placer des indices tout au long d’une histoire dont il ignorait la destination ? A ce titre il considéra longtemps Scanners comme son film le plus frustrant.


Scanners reste néanmoins un classique de l’horreur et pas seulement grâce à ses maquillages spéciaux ou aux pouvoirs de Darryl Revok. Le film est une photographie de l’esprit de David Cronenberg à l’époque, vitale pour comprendre son univers créatif. Dans l’esprit des amateurs son nom est associé au sous-genre baptisé « body-horror » (horreur corporelle). Bien que cela soit vrai et qu’il a en partie contribué à sa création, le terme est réducteur suggérant que son style repose sur des effets gores. Cronenberg est fasciné par le potentiel du corps humain et son travail reflète une méfiance envers les scientifiques et surtout les entreprises qui, comme le Dr Frankenstein, chercheraient à exploiter et utiliser ce pouvoir de manière irresponsable. L’ironie de transformer le corps humain en arme et de voir ensuite comment son utilisation peut mener à une désintégration de notre humanité rend les films de sa première époque semblables au roman de Mary Shelley. Des récits sur les conséquences psychologiques et, effectivement, physiques de telles manipulations. Scanners marque la consolidation de son style visuel – aux cotés de ses collaborateurs réguliers, Mark Irwin à la photo (qui l’accompagnera dans toute la partie « fantastique » de sa carrière jusqu’à La Mouche), Carol Spier (Pacific rim) aux décors – et de ses thématiques. Il dépeint des événements extraordinaires d’une manière distante et dépersonnalisée, qui les rend encore plus angoissants, reproduisant l’état mental de son héros. Les derniers mots du film – « Nous avons gagné » – en dépit de l’apparent triomphalisme associé à une fin hollywoodienne, montre l’ambiguïté qu’apprécie l’auteur de Videodrome, difficile de savoir qui est exactement ce « nous » et qui, dans cette victoire, a perdu. Si on fait abstraction des duels psioniques et de tête explosives, Scanners peut être vu comme une allégorie du débat sur la place de l’autisme et de la schizophrénie (les scanners présentent les symptômes des deux) dans nos sociétés, que ces formes de différences effrayent. Nés d’une erreur médicale inspirée du scandale de la thalidomide (un médicament utilisé durant les années 1950 et 1960 comme anti-nauséeux chez les femmes enceintes dont on découvrit qu’il provoquait de graves malformations congénitales.) les Scanners sont condamnés à une vie marginale à la périphérie de la société. Un de ces mutants est parvenu à sublimer ses pulsion sous une forme d’art contemporain, comme un écho au réalisateur lui-même qui se considère peut-être comme un freaks derrière son allure de gynécologue.


L’atmosphère du film emprunte à celle des grands thrillers paranoïaques américains des années 70 impliquant des conspirations ténébreuses menées en coulisses par des groupes nébuleux et puissants qui a donné nombre de classiques comme À cause d’un assassinat ou Les 3 jours du condor. Mais Scanners (qui est ne l’oublions pas une petite série B canadienne) emprunte encore plus volontairement à Furie de Brian De Palma sorti trois ans plus tôt ou un ancien agent de la CIA utilise les talents d’un jeune fille dotée de pouvoirs psychiques pour retrouver son fils télékinésique enlevé par des terroristes qui veulent utiliser ses pouvoirs mentaux pour le mal. Outre la proximité des thèmes, les effets de maquillages de Furie avec ses veines qui pulsent chaque fois que les médiums manifestent leur pouvoir et la destruction gorissime du méchant du film ont clairement inspirés ceux de Scanners. Ironiquement ceux de Furie sont signés Rick Baker et Greg Cannom élèves de Dick Smith à l’œuvre chez Cronenberg. La musique de John Williams pour le film de De Palma composée dans le style de Bernard Herrmann pour Alfred Hitchcock a sans doute inspiré la partition grandiose d’Howard Shore (Lord of the Rings) encore jeune compositeur dont l’emphase opératique et anxiogène annonce ses futurs travaux. Si le film de De Palma était surtout une tentative de dupliquer son Carrie, Scanners avec ses communautés secrètes de télépathes, – certaines cherchant à vivre à l’abri du reste des humains, d’autres à les dominer les considérant comme inférieurs -évoque une version horrifique des X-Men, le personnage de McGoohan pouvant être considéré comme un analogue imparfait du Professeur Xavier, le personnage de Stephen Lack celui de Cyclope et le Revok de Michael Ironside celui de Magneto. La performance charismatique de l’acteur canadien qui dévore celle falote du héros (littéralement même pour ceux qui ont vu le film) l’imposa immédiatement comme un des acteurs les plus intenses du cinéma US en faisant un bad-guy iconique des années 80 (Total Recall, Extreme Prejudice). Il faut aussi rendre un hommage particulier, une fois n’est pas coutume, aux équipes marketing du film qui avec leurs visuels frappants et leurs slogans inoubliables (« 10 secondes la douleur commence » , « 15 secondes vous étouffez » « 20 secondes vous EXPLOSEZ ») ont contribué à sa postérité via l’exploitation vidéo qui lui vaut aujourd’hui, avec son atmosphère anxiogène, la performance XXL d’Ironside et son duel mental final (à twist) le statut de film culte.

PatriceSteibel
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le 1 nov. 2019

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