Il était temps que je m'y attelle à cette critique, vu que ça fait une grosse dizaine d'années que le film me poursuit.

A l'âge de 14 ans donc, je découvre le film avec un a priori hyper bienveillant.
En effet, je venais de découvrir les pépites de De Palma : Carrie, Pulsions, Body Double et l'impasse, et j'étais totalement fan du style du mec.
Niveau films de mafieux, j'en étais resté aux fresques scorsesiennes (et léoniennes), et je m'attendais donc à du très très très lourd avec "Scarface", vu la réputation de "film culte" qu'il se payait.

Et j'ai été refroidi comme jamais, j'avais trouvé le film tellement mauvais, tellement décevant, tellement hors-sujet, tellement peu crédible, tellement nanardesque, tellement éloigné de la qualité et de la classe de "l'impasse", que j'étais très en colère et que je ne comprenais pas comment une équipe de personnes aussi talentueuses avaient pu commettre un massacre pareil. Si SensCritique avait existé à cette époque, j'aurais mis 2.

J'ai longtemps pensé que le principal responsable devait être Oliver Stone, qui avait été aux commandes du scénar, et qui réputé pour son pompiérisme indécent, et sa finesse légendaire, s'était amusé à disséminer toutes les deux syllabes des "fuck" dans ses dialogues.

J'étais donc dans une colère noire.
Un peu comme lorsque j'ai découvert "Bronco Billy", "Pale Rider", "l'homme des hautes plaines" d'Eastwood, en m'attendant à des films du niveau de ceux de Leone, et en y découvrant simplement des films infiniment chiants et d'un classicisme confondant.

Je ne comprenais pas. Tout était affreux là-dedans, détestable, kitsch, grotesque, vulgaire, moche, mou, et incroyablement emmerdant pour trois heures interminables.

J'étais choqué par la fadeur de Michelle Pfeiffer, qui semblait avoir 12 ans et qui ne suscitait absolument aucun émoi érotique, alors que j'étais fasciné par la dévoreuse d'homme sadomasochiste qu'elle interprétait avec une grande sensualité dans "Batman Returns"...

Et surtout, je l'avais vu en VF sur une k7 vidéo un peu pourrie, avec le doublage le plus ridicule de tous les temps. Pacino doublé par un plombier portugais qui tel un jacquouille la fripouille des grands soirs, lâchait des "okay" à tout bout de champ à t'en faire saigner les oreilles.

On n'était pas non plus en reste avec la musique ignoble de Giorgio Moroder, aux manettes des pires synthés Bontempi de l'univers, pour un résultat dépassant de loin tout ce qui pouvait se faire de plus laid et de plus vulgaire dans les 80's.

La cerise sur le gâteau restait quand même, l'écriture et l'interprétation du personnage de Gina, la soeur de Tony.
Je crois avoir rarement vu une actrice aussi insipide et insupportable que Mastrantonio, surtout lorsqu'elle s'essaye à l'hystérie imblairable.
Mais le pire, restant la gêne profonde, le terrible malaise ressentis dans la séquence finale, où sans aucune pudeur son personnage se met sans aucune logique à soudainement gueuler à l'écran "Baise-moi Tony ! AHAHAHHAAHAHAH ! Tu m'aimes alors Baise-moi!!!" pendant qu'elle canarde son frère.

Je crois que c'est à ce moment-là que je me suis dit que j'avais affaire au plus grand navet de l'histoire.

Que s'est-il donc passé ? Comment comprendre cette fulgurante réhabilitation ?

Difficile à expliquer... ça s'est produit sur la durée, les années passant, j'ai eu l'occasion de le revoir. De le revoir encore, de m'en imprégner, d'apprécier le film de plus en plus, de me marrer comme un bossu sur la plupart des séquences, de m'attacher aux personnages, et de finir par comprendre la véritable nature du film.

Là où je m'attendais à un film de gangster classique, une fresque adulte, sombre, et 1er degré, on a en fait une pure farce.
Un cartoon gigantesque, baroque, excessif comme jamais, une BD dégénérée, absolument fascinante, et incroyablement maîtrisée de bout en bout.

Et on a un personnage fascinant.
Tony Montana est si extraordinaire, si frappant, qu'il se permet le luxe de faire oublier qu'il est interprété par Al Pacino.
Al Pacino est invisible dans le film, c'est Tony Montana qui a pris sa place.
Ca m'a rarement (pour ne pas dire jamais) aussi frappé dans un film.

Quand Depardieu joue un personnage, je me dis, bon c'est Depardieu qui fait du Depardieu.
Idem pour De Niro la plupart du temps.
Jack Nicholson, je te reconnais, tu joues encore avec tes sourcils !...
etc... etc...
Et même Pacino...

Mais là, le personnage est tellement fort, l'interprétation est tellement investie, que l'acteur disparaît complètement au profit du héros, et la méthode de l'actor's studio porte enfin ses fruits !

A tel point qu'il est même assez difficile de reconnaître Pacino, alors qu'il est au naturel, seulement accoutré n'importe comment (avec le magnifique mauvais goût des 80's, et d'ailleurs un incroyable défilé de costumes à piquer les yeux).
Il est très vilain, assez grimaçant, surtout après avoir englouti des montagnes de coke, avec une bouche qui se gonfle à la Houellebecq, et des yeux qui tombent de plus en plus bas. Il s'enlaidit au fur et à mesure du film, pour devenir particulièrement effrayant.

La voix qu'il prend, avec un accent de paysan qui bouffe la moitié des mots (il est même traité de "péquenaud" par le personnage d'Omar), pour servir des répliques toutes plus hilarantes et grossières les unes que les autres, rendent le personnage monumental, tellement excessif qu'il en devient paradoxalement incroyablement crédible.

Le portrait d'un type tellement ambitieux, partant de rien, et qui finit par tout obtenir, mais tout en restant un abruti et connard fini, est saisissant de finesse.

En effet Tony Montana n'est pas du tout unidimensionnel dans sa personnalité. Il est multiple, il est goujat, séducteur, drôle (les premières séquences de drague avec Elvira, de la danse sur "She's on fire", à la bagnole en peau de léopard, sont absolument délicieuses, et dignes des plus grandes screwball comedy), il est très con, mais aussi très malin, comme un type qui n'aurait aucune éducation, mais beaucoup de lucidité. Impulsif, autocratique...

Tellement emblématique qu'il est devenu un mètre étalon pour évaluer tous les iznogouds de la planète (sur l'échelle du Tony Montana, Sarkozy aurait par exemple un bon 6/10).

Les seconds rôles sont quant à eux tous parfaits (à l'exception de Mastrantonio, évidemment, même si elle ajoute une dose nanardesque qui donne du charme à l'ensemble) :

- Manny, interprété par Steven Bauer est formidable. D'abord parce qu'il arrive à être aussi drôle que Tony, dans un registre complètement différent. Une sorte de bellâtre un peu beauf, qui roule des mécaniques, et qui serait le pendant calme et décontracté du petit nerveux. De sorte que l'on finit par obtenir un merveilleux duo complémentaire à la Laurel & Hardy, avec une succession de séquences hilarantes... Dont la fameuse séquence de drague de l'américaine, où comment tirer la langue pour séduire une femme, car "elle comprend".

- Murray Abraham (plus fourbe que jamais), Robert Loggia (superbe et pathétique en boss déchu), Pfeiffer (même malgré mes réticences initiales, sa sobriété humanise le film), Paul Shenar, Harris Yulin... Et tous ces seconds rôles qui restent toujours en arrière-plan de Tony (en même temps, Tony monopolise tellement l'espace, qu'il est compliqué de s'imposer), qui sont tous attachants.

Enfin, j'aimerai revenir sur une scène qui m'a marqué. Celle du restaurant, où Montana qui commence à être au bout du bout du rouleau, adresse les pires vulgarités à sa femme, et qui va finir par se retrouver tout seul à sa table à la suite de la dispute. On est presque dans du Cassavetes avec ces scènes d'embrouille, familiales, qui n'en finissent plus et qui sont souvent bien emmerdantes. Sauf que là c'est 1 million de fois mieux !

Dans un film banal, la séquence se serait interrompue à l'issue de la dispute et du départ de la femme, montrant Tony seul et abandonné.
Mais, ici, la séquence ne s'interrompt pas.
On reste sur Tony seul à sa table, et ça dure encore très bizarrement...
Puis il se lève et se met à insulter tout le monde dans la salle, en titubant de gauche à droite, avec là encore des dialogues inoubliables.
Une espèce de requiem hyper nihiliste, où il remet en cause son triomphe du rêve américain qui ne rime à rien, si ce n'est à devenir comme tous ces gens attablés qui le dévisagent : vieux, moches, gras, et hypocrites.

Non seulement Pacino n'a jamais été aussi bon, mais surtout il devient l'égal du metteur en scène.
Il s'impose à un tel point dans l'espace, que tous les autres personnages (dont ses gardes du corps), et la caméra, ne font que s'adapter à ses mouvements, à sa démarche chancelante, à ses demi-tours sur lui-même.
L'impression visuelle est fascinante, le propos devient très sombre et cruel (il faut revenir aux dialogues entre Tony et Elvira qui sont incroyablement violents), tout en n'oubliant pas un vrai sens de l'humour en chemin.

A la fois tragique et drôle, "Scarface" est donc un film extraordinaire, unique au monde, jouissif comme pas permis, et absolument inoubliable, et à la mise en scène extrêmement maîtrisée et toujours au service du récit (à la fois discrète, mais avec plein d'idées formidables, et quelques plans séquences très discrets, ou transitions subtiles qui permettent de donner de l'épaisseur aux scènes).

Il sera aimé ou détesté pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons. Selon les sensibilités de chacun, Montana peut passer d'un modèle au ringard le plus total, et le film du chef d'oeuvre au navet... Les raisons pour lesquelles finalement le film est sûrement le seul à mériter le statut de "culte", sans que la notion ne soit biaisée.

Et puis compter des billets, et s'acheter avec un tigre, et un manoir bling bling, le tout sous la musique de "Push it to the limit", c'est décidément trop cool sa mère.

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le 24 janv. 2015

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KingRabbit

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