"La vie est trop courte pour avoir des ennemis"
Ceci est une des nombreuses phrases prononcées par le pilote brésilien. Une qui prend tout son sens venant d'un homme dont la vie a été plus courte que prévue et dont la carrière a été marquée par sa rivalité avec un autre homme qu'on a pris à tort pour son ennemi. Le film respecte t-il cela ? Pas totalement...
Je suis fan de F1 depuis mon plus jeune âge et je me sens assez proche de Senna depuis que je me suis penché davantage sur son cas, sans avoir pu le voir courir de son vivant hélas. J'aurais beaucoup de choses à dire sur le sujet mais ce n'est pas mon propos ici. Ce qui est sûr c'est qu'un film-documentaire sortant au cinéma avait toutes les chances de m'intéresser malgré tous les livres et documentaires que j'ai déjà visionnés. Hélas sa diffusion dans l'Hexagone fut catastrophique, j'ai ainsi dû attendre sa sortie en DVD pour le voir et revoir.
Dans l'ensemble je suis satisfait, il a globalement répondu à mes attentes avec des images inédites, soit sur des moments connus, soit sur des histoires que je ne connaissais que par les livres. Après, parmi tout ce que j'ai pu voir, j'éprouve quelques regrets à divers degrés.
Déjà, certaines périodes sont expédiées et les autres manquent parfois d'images importantes. La partie Lotus est quasi zappée de même que celle pré-F1 mais peut-être n'apportaient-elles pas assez de contenu pour un documentaire qui se consacre plus à Senna l'homme qu'à Senna le pilote, et qu'il fallait bien faire le tri en 1h40. On aurait apprécié des images qui concernent les deux parts d'Ayrton, d'autant que pas mal s'accordent à dire qu'il y avait l'homme tout à fait abordable et charmant, et le pilote impitoyable capable de s'embarquer dans des situations comme celles de Suzuka 1990, Insister un peu plus sur cette "double personnalité" aurait été intéressant, ici nous en avons eu un aperçu mais peut-être pas assez développé. Ses facéties avec son équipier et ami Gerhard Berger aurait mérité une petite place par exemple.
Concernant les périodes vu trop rapidement, je regrette principalement que Donington 1993, peut-être la meilleure course de sa carrière, n'a été que citée
Le principal problème du documentaire, c'est son parti pris plus ou moins volontaire à l'occasion. Certes ce documentaire est plus en faveur de Senna qu'il est en défaveur de Prost si vous voyez ce que je veux dire mais cela compte quand même, on peut rendre hommage tout en ne plaçant pas (trop) l'homme sur un piédestal. Or certains choix de montage pouvaient induire en erreur comme Monaco 1984 où on pourrait croire à une manœuvre contre Senna concernant l'arrêt de la course alors qu'il s'agissait d'un besoin de sécurité. Sachant que le sujet allait être abordé par la suite, c'est dommage que l'on ait pas eu la réaction avec le recul d'Ayrton.
Dans l'ensemble on a autant de réactions de Senna que de Prost, ce qui laisse à chacun le choix de penser qui avait tort ou raison selon le moment. Senna est d'ailleurs aussi mis à mal, comme lors de son interview avec Jackie Stewart où ses réponses, une fois n'est pas coutume, sont teintées d'un soupçon d'arrogance. A l'image de Schumacher qui n'appréciait pas plus quand on lui reprochait ses écarts (plus nombreux et contestables cela dit), Senna se sentait persécuté, parfois à tort comme à Monaco 84. Parfois avec raison puisque Balestre était ouvertement en faveur de Prost, et le film ne nous ment pas sur ça., le déroulement des finales à Suzuka en 89 et 90 est assez explicite.
Cela dit son geste contre Prost lors du second final est et restera sa plus vilaine tâche dans sa carrière. Il a beau pouvoir s'expliquer (s'agissant on le sait d'une vengeance contre l'acharnement de Balestre depuis l'année précédente, mais hélas dirigé contre Prost qui n'a rien demandé), Senna a beau avoir une pointe de regret concernant cela, en arriver là n'est pas justifiable et on pouvait comprendre Prost qui voulait mettre son point dans la figure de Senna, en soi. Or le film arrondit les angles avec Senna et ne le fait pas nécessairement avec Prost. Les fans savent ce qu'il en est, les observateurs extérieurs peuvent mal interpréter.
Les références nombreuses à Dieu peuvent perturber mais Ayrton étant très croyant, il était impossible de zapper cette facette qui faisait partie de lui et contribuait à faire de lui une personnalité atypique, presque mystique. Après chacun jugera selon ce qu'il pense de cela. Au moins il est clair qu'il ne se considérait pas immortel. Mais dans le contexte de l'époque, il est vrai que Prost pouvait être un peu inquiété par cette ferveur abordée dans le cadre de la course, sachant qu'Alain lui-même croyant n'en faisait pas autant mention.
Par contre, outre le fait qu'on aurait pu rappeler qu'Ayrton avait avec lui lors de ce 1er mai, un drapeau autrichien en poche pour le montrer sur le podium en cas de victoire en hommage à Ratzenberger, deux autres points m'ont principalement déplu. Certes le podium, inévitable, d'Adelaïde 93, l'enterrement de Senna, et la mention de Prost comme l'un des administrateurs de la fondation de Senna montrent que la bataille Prost-Senna, une fois Alain retiré, s'est bien conclue. Mais comme beaucoup d'autres, je regrette l'absence incompréhensible du "I miss you Alain" d'Imola 94. Dans le même ordre d'idées, voir leur dernière lutte à Bercy en karting fin 93 aurait été sympathique (un documentaire sur Prost que je possède en K7 la montre, contrairement à mes autres documentaires sur Senna d'ailleurs).
L'autre moment manqué du film que je regrette concerne la prise de conscience d'Ayrton sur la sécurité : pourquoi son geste héroïque de Spa 92 n'est montré que dans le générique ? Là aussi cela s'insérait bien dans le montage.Là aussi, les autres documentaires sur Ayrton passent sous silence ce moment, ce n'est que cette année, pour les 20 ans, qu'on est davantage revenu sur cela avec le témoignage d'Erik Comas.
Cela reste un très bon documentaire sur Senna. Le montage malgré ses oublis tient la route en général, j'aime l'idée de n'entendre que les témoins et de laisser l'image en même temps. On voit beaucoup de moments de Senna en dehors des courses qui sont toujours sympathiques, sa popularité sans égal au Brésil, des images plutôt inédites comme le briefing d'Hockenheim 1991 (celui de Suzuka 90 pouvait déjà se trouver sur Youtube à ma connaissance), et la musique accompagne superbement le tout, notamment à la fin où nous avons été nombreux à être émus, moi compris.
Hélas il reste incomplet et conserve une part de subjectivité, ce qui m'empêche de l'apprécier pleinement.Il devrait être complété par les autres documentaires ou livres² pour avoir une idée peut-être plus objective mais surtout plus claire de Senna et de sa relation avec Prost. Un bel hommage, mais pas parfait. A noter dans le DVD un bonus de 54 min ajoutant des témoignages de ceux qui ont contribué au film, dont Prost. Sans doute les mêmes que ceux insérés dans la version longue et qui permet une meilleure compréhension de l'histoire, ce qui rattrape un peu.
² Je ne saurais conseiller l'excellent "Immortel" de Christopher Hilton par exemple ou les nombreux ouvrages de Lionel Froissart, "sennaphile" conviancu.