Senna
7.6
Senna

Documentaire de Asif Kapadia (2010)

Je me souviens où je me trouvais le 1er mai 1994.


Il faisait beau. J'étais sur une brocante avec mes parents. C'était notre dada à l'époque. Et histoire de ne pas rater le grand prix, j'avais programmé le magnétoscope familial pour pouvoir regarder la course une fois rentré.


Je me souviendrais longtemps de ce flash info à la radio, scandée par les hauts-parleurs : Ayrton Senna avait été victime d'un accident très grave. Et la course était arrêtée. Sa mort n'avait pas encore été annoncée. Mais elle flottait dans l'air, endeuillant un peu plus encore un week end noir où Rubens Barrichello avait été accidenté ; où Roland Ratzenberger avait été emporté pendant les qualifications.


Nous sommes rentrés chez nous pour tomber, une fois la télé allumée, sur le recueillement, les visages fermés d'un paddock figé, pétrifié. La mort avait effectivement emporté Ayrton Senna. J'étais stupéfait. Le meilleur pilote du plateau n'était plus.


Je me souviens de ce matin d'octobre 1990. Le 21.


Je m'étais levé, difficilement, pour accompagner mon papa et voir l'épreuve décisive de cette saison là : le grand prix du Japon. Quatre heures du matin, il me semble. Un chouia plus tard peut être.


Je me souviendrais longtemps de la tête de mon père. Car au bout de moins de vingt secondes de course, celle-ci se terminait déjà par un accrochage devenu fameux, au terme du duquel Ayrton Senna gagnait son deuxième titre mondial.


Ce matin là, papa a maugréé avant de retourner se coucher...


Cette (longue) digression pour vous dire que les rapports que j'entretenais avec Ayrton étaient contrastés.


De ce contraste, il n'en reste pas grand chose dans le documentaire d'Asif Kapadia.


Car Senna est moins un documentaire qu'une véritable hagiographie. Parcellaire dans la trajectoire de l'idole, partisan, parfois frustrant, que l'on croirait presque livré par un fan énamouré qui n'a jamais pu faire la part des choses.


Et que la mort dans la fleur de l'âge pousse à transfigurer les souvenirs pour n'en sélectionner que les plus lumineux.


Si les principales étapes de la carrière du champion brésilien sont bien abordées, il est cependant curieux de constater que Senna se montre assez radin en morceaux de bravoure de l'idole. Hormis son premier exploit à Monaco en 1984, permettant au passage de présenter dès les premières minutes son ennemi intime comme un geignard ; ou encore le Brésil 91, ou ses cris victorieux se mêlent à sa souffrance et la douleur de sa chair, plus grand chose de spectaculaire. Pas même Donington 93, sous la pluie, où il infligea une correction mémorable à sa némésis. Pas même Barcelone 91 ou Monaco 92 avec ses mano a mano d'anthologie avec Nigel Mansell.


Dommage ensuite que Asif Kapadia ne choisisse pas de nuancer son oeuvre, en décidant d'imposer Alain Prost, de manière extrêmement manichéenne, comme le grand méchant de l'histoire. Ignorant les défiances, les méfiances, les pactes rompus, les réconciliations fragiles et les querelles d'ego menées par médias interposés, un jeu que Senna maîtrisait à la perfection, comme celui de s'imposer en piste en allant jusqu'au contact... En allant jusqu'à faire fi du tour embarqué du circuit de San Marin et de son tristement célèbre "I miss you Alain", Senna ne retient que l'opposition et la rancoeur, loin des relations bien plus contrastées qu'ont pu nourrir les deux champions après leur duel de titans auquel ils se sont livrés.


En dépeignant Ayrton comme un innocent brimé, une éternelle victime des embrouilles politiques de Prost et de son ami à la tête de la fédération, Jean-Marie Balestre, Kapadia pose un regard tout aussi naïf sur son idole.


Alors même que les images d'un homme timide à la ville, pudique, qui semble ne jamais être réellement à sa place, auraient pu relever d'autre chose que de l'anecdote si elles avaient pu servir un montage plus équilibré, plus nuancé. Pour présenter un Senna aux multiples visages : celui intraitable sur un circuit. Celui qui est devenu l'icône de tout un peuple et l'a aidé à voir plus loin que la misère. Celui qui était parfois à fleur de peau face à l'injustice dont il pensait être la victime. Celui, enfin, qui s'abandonnait lors des réunions familiales dans sa retraite brésilienne, ou qui essayait maladroitement de draguer en pleine émission télévisée du nouvel an.


Il reste cependant de grands moments de grâce. Car Kapadia réussit à capturer, le temps de quelques plans magnifiques, le temps de quelques mots, la vitesse pure et le pilotage que Ayrton avait su hisser au rang de magie quasi mystique, proche de la sublimation et de l'expérience de sortie du corps physique, qu'il décrivait comme un autre état de conscience.


Soit l'essence même du sport auto.


Puis il y a ce week end funèbre. Qui semblait plonger sans fin dans l'horreur. Ces derniers kilomètres de caméra embarquée, au volant d'une machine qu'il critiquait en 1992, avant de vouloir à tout prix rejoindre l'écurie Williams archi dominatrice en 1994. Des dernières images que l'on voudrait à tout jamais suspendre, même si l'on en connaît tous l'issue tragique.


Puis il y a cette vue d'hélicoptère du drame. De l'épave accidentée. De ce corps a priori inerte. Du casque d'or immobile. Avant qu'un ultime soubresaut, fugace et presque imperceptible, ne semble le ranimer. Des images toujours aussi pénibles à imaginer, à tout simplement encaisser. A accepter.


Le deuil ne sera jamais totalement fait. Tandis que la disparition du pilote brésilien illustre le sport auto dans toute sa cruauté : celle de faucher ses idoles en pleine passion, pour les transformer en étoiles filantes.


Il est humain dès lors de pardonner, de ne garder que les belles images de quelqu'un rejoignant la légende, la mythologie, l'éternité, de manière aussi brusque et violente.


Senna le démontre par le regard posé sur le pilote qu'il choisit d'adopter, qui, malgré les années, se montre brouillé, comme si l'oeuvre avait été envisagée aux lendemains d'un drame bouleversant qui laisse orphelin.


Senna est moins un documentaire qu'un regard sur le champion, aussi biaisé soit-il, portant autant d'arrangements avec l'histoire que de jolis souvenirs de l'homme, de ses croyances, de son intransigeance, de son talent derrière le volant.


Behind_the_Mask, obrigado Ayrton.

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le 3 janv. 2021

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