Portrait semi-intime d'un hippie policier

Le bruit des sirènes sifflantes introduit le drame sociétal qu’est Serpico de Sidney Lumet par la noirceur de son image, par l’aveuglement face à la tragique vérité. L’apparition du protagoniste déjà mystifié au rang de martyre blessé, presque mort, affalé sur une banquette arrière de voiture de police, fait naître le sentiment d’un Icare moderne. Une chose est sûre ce biopic n’a pas l’allure qu’on attribue généralement à son genre, son esthétique de fiction très sombre cherche à faire constamment oublier que le film s’inspire bel et bien de faits réels. Le personnage de Frank Serpico symbolise sa propre conformité avec la police droite et juste, toujours en contrepoint des éléments ‘pourris’ qui dans un monde de violence perpétuelle se nourrissent des méfaits d’autrui en subtilisant l’argent sali.


L’évolution d’une telle antonymie dans un contexte irradié par le crime crée un conflit en gradation que Serpico s’efforce de soulever par la seule force de ses épaules, seul face à un réseau de corruption enraciné dans une institution d’extérieure « propre comme un sou neuf » (l’ironie du terme choisi fait gentiment grincer des dents). L’intégrité sans faille du protagoniste affronte continuellement les bavures policières filmées dans la noirceur des rues pluvieuses comme dans la froideur de l’intérieur des commissariats. Le monde sale de la police tel que représenté sert donc de total contrejour au comportement d’un personnage au départ presque clownesque, échangeant son uniforme de policier pour enfiler des déguisements plus proches de sa propre mentalité. Dans le rôle du flic hippie à la barbe hirsute, entouré d’animaux peu communs, Al Pacino compose ainsi un personnage hors des sentiers, héroïsme sans interruption, combattant pour le bien sans limite.


Dans un monde où l’habit ne fait pas le moine, où la flicaille se voit entraînée à fumer de l’herbe afin d’en reconnaître le goût et les effets, les espaces désurbanisés et les parcs forment des refuges momentanés sacrés pour un héros en perte totale de moyens. Au-delà de ces espaces verts recouverts de pluie se trouvent les banlieues divisées par les ethnies qui les constituent, on retrouve notamment une population afro-américaine en personnification du mal (faut-il y voir une vérité de l’époque ? Difficile à croire). Quoi qu’il en soit, dans cette représentation du crime perpétué par une catégorie ethnique unique on assimile rapidement la population noire à une population vouée à finir derrière des barreaux après avoir passé des après-midi derrière les grillages des terrains de basketball.
La question de l’identité est sans cesse remuée par les jeux doubles et les propos sous-jacents, impossible de définir une identité type qui serait archétypale de l’univers de l’ordre ou de celui du délit et du crime. Serpico tente de défaire le lien entre deux mondes qui n’auraient jamais dû permettre une telle infamie et qui par leurs propre fautes effacent leurs identités pour s’entremêler dans une idéologie contre toute morale.


La musique de composition est fréquemment présente pour souligner l’émotion supposée de la scène et la mise en scène permet à maintes reprises de souligner le sentiment interne du protagoniste ; ainsi les flots de lumière qui envahissent les passages de joie du personnage laissent paraître un espoir de rédemption et de liberté. La caméra très libre qui filme le début de ses déboires avec Laurie est l’illusion d’un bonheur dans la mouvance des personnages allant de ballades en scooter en plein milieu des grattes ciels jusqu’à la grâce de quelques pas de danse sur un trottoir, nous rappelant l’émotion envahissante que pouvait connaître Gene Kelly dans Chantons sous la pluie en 1952. Dans cet attachement naissant et pourtant déjà chancelant on peut regretter la superficialité d’un concubinage ayant pour seul but de montrer le psychisme du personnage torturé jusque dans ses moments d’intimité. Il crée cependant le lien avec les autres relations rendues toxiques par la délation des méfaits des collègues qui n’apprécient pas qu’on vienne s’en prendre à la vérité de leur immoralité.


Plus le film se dirige vers sa conclusion plus Frank Serpico semble acculé dans le cadre par la présence de ses collègues. Relations sous tensions qui amènent à des situations plus que compliquées, le héros de cette histoire doit apprendre à mener son propre cheval de bataille pour s’en sortir, quitte à subir les conséquences d’une accusation aussi importante. La critique de la valeur policière de l’époque remet en cause évidemment la perniciosité de tout un système qui n’aurait pas pu devenir ainsi sans que les dirigeants en soient des meneurs. L’achèvement de cette épopée singulière trouve une solution douce-amère rendue possible par le dévouement d’un être devenu le martyre de son mouvement, mis en exil pour avoir rendu possible une justice plus noble. Serpico c’est avant tout l’histoire d’un homme qui voulait simplement faire son travail et qui par son courage devint l’insigne doré d’une morale implacable.

Louis2Sousa
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le 4 mai 2019

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Louis De Sousa

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