Pas bête l'ami Dan Fogelman ! Vu l'énorme succès de sa série "This is us", il a décidé de faire plus ou moins la même chose avec un long-métrage, c'est-à-dire une fresque de destins entrecroisés où se mêlent les grands bouleversements de la vie (l'amour, le deuil, etc) dans un dessein de mosaïque forcément plus grande. C'est sans doute pour cette raison que la critique américaine l'a descendu en flèche (beaucoup l'ont considéré comme un des pires films de 2018) en n'y voyant là qu'une variation tout autant mélodramatique qu'opportuniste de son plus grand hit à ce jour. Pourtant, même s'il n'est pas une totale réussite , "Seule la vie..." mérite tout de même d'être réhabilité de sa sinistre réputation au vu du nombre assez conséquent de qualités qu'il contient...


"Le narrateur n'est pas fiable !", cette phrase proclamée par le personnage d'Olivia Wilde alors en pleine préparation de sa thèse littéraire est bien entendu la donne essentielle pour comprendre la vue d'ensemble que Dan Fogelman veut donner à son histoire et, par là même, la manière dont il a de nous de la narrer.
Cela part d'une idée toute simple : dès qu'une histoire sur quelqu'un est racontée, elle est forcément soumise au point de vue de son auteur, de ce qu'il en a "digéré" lorsqu'il l'a lui-même entendue ou vécue avant de la transmettre à son tour, de ce fait, elle n'en devient plus qu'une version détournée. Ainsi, selon l'étudiante, il ne pourrait y avoir qu'un narrateur véritablement fiable, ce serait la vie elle-même (l'instant présent où cette histoire se passe), seulement, au vu de l'aspect littéralement chaotique de cette dernière, sa fiabilité reste contestable. Et c'est là que le justement bien nommé "Seule la vie..." prend tout son sens en nous montrant que le côté jugé a priori aléatoire de la vie n'est pas une certitude si on le considère non pas sur une existence mais sur plusieurs où un schéma bien plus grand se dessinerait faisant bel et bien de la vie un narrateur fiable...


Rassurez-vous, ce n'est pas si compliqué que ça en a l'air, d'autant plus que l'ouverture magnifiquement absurde (avec Samuel L. Jackson himself en guest-star) se charge de vous démontrer à elle toute seule à quel point un narrateur ne peut pas être fiable. C'est d'ailleurs celle-ci que nous introduit au chapitre 1 (il y aura 4 en tout plus un 5ème conclusif) et à la destinée de son premier personnage incarné par Oscar Isaac. La volonté de narration trompeuse y prendra encore plus de sens avec l'histoire de cet homme incapable de se remettre de son grand amour perdu (Olivia Wilde), tout nous est ainsi rapporté par son esprit fracassé à cause du chagrin et de son questionnement sur ses propres souvenirs. Dans une chronologie complètement morcelée, un événement-clé en apparence aléatoire et incompréhensible par celui qui l'a vécu marquera les esprits pour devenir le point de départ d'un dessein bien plus grand englobant une multitude d'autres existences à travers le temps et l'espace. Face à l'impossibilité d'entrevoir encore le vaste schéma qui se dessine, ce premier point de vue se terminera sur un choc, un uppercut narratif pour mieux nous montrer la tragédie de l'impossibilité d'apporter une quelconque interprétation à un drame jalonnant une vie sur le court-terme.


On se taira sur la teneur des autres chapitres et de leurs personnages afin de ne pas trop en révéler mais sachez juste que "Seule la vie..." va bien tourner à un brillant exercice de mise en abîme narrative exploitant totalement l'idée de son concept, la narration du film en elle-même va se révéler à la hauteur en retraçant le destin de multiples existences sur des années de vécu pour n'en saisir -parfois dans un "désordre ordonné"- que des instants fugaces mais essentiels à ce qui se joue sur un plus grand plan (Dan Fogelman a un vrai talent de conteur, c'est indéniable !).
Au delà de la globalité du propos, chaque chapitre pris indépendamment va se révéler passionnant que cela soit par des personnages toujours travaillés et attachants, des merveilles de dialogues (la séquence du quasi-"monologue" d'Antonio Banderas est juste folle) donnant une justesse de vérité dans les moments décisifs des différentes intrigues et, enfin, des acteurs en totale adéquation avec l'ensemble, toujours capables de nous toucher à tout moment par la sincérité de leurs jeux (on n'en attendait pas moins d'un tel casting cela dit).


Mais -oui, il y a hélas un gros et impardonnable "mais"- cette construction d'un schéma plus vaste va se retourner contre le film. Une fois, la destinée de certains personnages posée et le discours compris, nul besoin d'élargir notre grand oeil omniscient de spectateur pour comprendre où Dan Fogelman veut nous emmener par la main, "Seule la vie..." va ainsi devenir complètement prévisible sur sa ligne d'arrivée en parfaite opposition à ses prémices surprenants (là où on était encore dans le brouillard d'une seule existence en somme) et cela va nuire considérablement sur ce que l'on veut nous faire ressentir. Il reste encore de jolis moments à se mettre sous la dent mais rien n'y fait, le film a beau tout faire pour essayer d'arracher des larmes à nos petits corps, le fait d'avoir abattu ses cartes trop tôt nuit bien trop à créer le tourbillon d'émotions dans lequel il espérait nous emporter avec sa conclusion...


On ressort donc de "Seule la vie..." avec l'impression d'avoir vu un exercice narratif étonnant et même plutôt brillamment convaincant la plupart du temps mais qui n'a toutefois pas eu conscience qu'il se tirait une balle dans le pied en exposant trop frontalement ses propres plans avec ce risque de perdre tout effet de surprise et de yeux mouillés que sa dernière partie se devait de provoquer.
Néanmoins, le film de Dan Fogelman a tellement de jolis et bons moments qu'il est bien loin du mélo catastrophique annoncé, à vrai dire, on espérerait même que d'autres en prennent de la graine au niveau de leurs ambitions et de leur écriture...

RedArrow
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le 31 oct. 2018

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RedArrow

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