Banlieue ou ruralité : qui attrapera le Sheitan ?

La ville et la campagne sont deux territoires ayant des prises, un rythme et une panoplie d’activités à y faire bien différent que nous avons souvent tendance à mettre en opposition. C’est le fil conducteur de Sheitan, un long-métrage réalisé par Kim Chapiron et co-produit par Vincent Cassel, acteur que l’on retrouve également dans le film aux côtés de Leïla Bekthi, Romain Gavras ou encore Roxane Mesquida. Interdit au moins de 16 ans, il est sorti en salle le 1er février 2006. Catégorisé en tant que film de genre par plusieurs critiques, Vincent Cassel lui préfère le terme de « film d’auteur ». Cette production audiovisuelle met en scène un groupe de jeunes amis, venant de banlieue parisienne, qui décide de passer les fêtes de Noël dans la maison de campagne d’une de leurs camarades : Eve. Lorsqu’ils.elles arrivent sur place et découvrent Joseph, le propriétaire de la demeure, des phénomènes étranges commencent à apparaître. Ils sombrent ainsi dans une expérience angoissante.
Deux types de populations, à savoir les banlieusards et les ruraux, sont donnés à voir dans ce film. Ils représentent chacun les particularités de leurs territoires. D’un côté la banlieue, marquée par son histoire récente dans le paysage français et « ignorée par la puissance publique » comme l’explique Annie Fourcaut (2007a). De l’autre côté, la ruralité avec toutes les représentations qui y sont affiliés. Ainsi, quels éléments sont mis en scène par le réalisateur pour caractériser ces territoires ? Comment entretient-il une altération opposant les jeunes de banlieue aux ruraux ?
La banlieue nous est présentée à travers les problèmes que vivent ses habitants au quotidien : stigmatisation, déviance sociale et inégalités. Tandis que, la campagne est diabolisée à travers le décors ainsi que les pratiques perverses des habitants.



La banlieue : stigmatisation, déviance sociale et inégalités



Des jeunes de banlieue en marge des normes identitaires et sociales françaises.
Cyprien Avenel (2009) dit que « Si la ‘question des banlieues’ est constituée depuis plus de trente ans comme un problème social, c’est tout autant parce qu’elle incarne la dimension spatiale des inégalités sociales que parce qu’elle évoque l’inscription des modes de vie et des identités culturelles sur le territoire urbain, et parce qu’elle interroge le principe d’égalité et de mixité des populations. ». Effectivement, la banlieue en France est un territoire récent, dans les représentations collectives, qui s’est tissé des normes identitaires et sociales propres à son histoire. Habillés en survêtements, baskets et chaussettes montantes les « banlieusards » sont reconnaissables dès le début du film. Leur accent marqué et l’argot qu’ils utilisent viennent renforcer cette image et attester d’une classe sociale défavorisée. Bart, Thai, Ladj et Yasmine symbolise la jeunesse et la mixité à travers leur diversité ethnoraciale et religieuse. Ainsi, dans ce groupe d’amis, tous les membres sont racisés. Ladj est noir, Yasmine est arabe, Thai est asiatique. Bart est un personnage ambigu puisqu’il nous apparaît comme arabe, en utilisant des expressions de la langue ou en témoignant des mêmes inégalités que ses pairs, alors qu’il est blanc. La scène du repas de Noël apporte des éléments sur leurs croyances religieuses, même si la religion musulmane semble prédominante dans la représentation des valeurs portées au sein des cités. Ladj et Yasmine se feront d’ailleurs les défenseurs des principes de l’Islam face à Thai et Bart qui refusent de croire en la religion. Bart dira d’ailleurs « moi tout ce que je sais c’est que ça fait vingt piges que j’galère, que j’ai pas de taff, que j’ai rien. Qu’est-ce qu’il en a à foutre de moi Dieu ?! ». Il témoigne ainsi de la condition sociale des banlieues en France dans laquelle il est plongé au quotidien. Ainsi, Sheitan associe l’immigration et la précarité économique pour décrire la banlieue et place ainsi les banlieusards dans des rapports d’inégalités qui les situent en marge des normes sociales et identitaires françaises.
Cette image est renforcée par le décor oriental dans lequel ils nous sont introduits dès le début du film. Au sein d’une discothèque située dans la capitale, ils se font remarquer par leurs comportements inappropriés. Entourés de personnes qui semblent issues d’une classe sociale aisée, Bart, Thai et Ladj sont affalés dans un canapé, à consommer des verres qu’ils ne peuvent pas payer. Trop alcoolisés, et harcelant des femmes leurs soirées dégénèrent en bagarre ce qui les mène à se faire expulser par les vigiles. Il faut noter que Paris est le seul lieu dans tout le film où nous est montré des figures d’autorité telles que des vigiles ou le propriétaire de la discothèque. Paris semble donc être le lieu représentant la norme dans lequel il existe des limites qui, lorsqu’elles sont franchies, entrainent des sanctions. Les membres de ce groupe d’amis sont donnés à voir comme violents, impulsifs et grossiers. Des actes de délinquance (vols, agressions, prises de drogue) semble marquer leur quotidien morose. Tout pousse à croire qu’ils ont été socialisés dans une « zone de non droit » en marge d’une population citadine, représentée par Paris ; mais aussi en marge de la Province, symbolisée par la campagne profonde puisqu’ils apparaissent ignorants face à un paysage non-urbanisé. En effet, la mobilité dont ils jouissent est immédiatement arrêtée lors de leurs arrivées à la campagne. Un troupeau de chèvres bloque le passage de leur voiture, elle-même enfoncée dans le chemin de terre. La première réaction des jeunes de banlieue est de rire de l’aspect physique de cet animal : « Bart vient voir cette chèvre là ? téma, regarde la gueule qu’il a ! comment elle est trop cheum. Il lui est arrivé un accident là c’est pas possible. ».


Des féminités freinées par la virilité oppressante des masculinités.
« La banlieue au cinéma apparaît comme le territoire d’expression exclusif de la masculinité. La féminité y est proscrite en dehors des codes de soumission au pouvoir masculin » explique Julien Neiertz (2009a). Dans Sheitan, on compte trois hommes et deux femmes parmi les banlieusards. Les hommes sont caractérisés par leurs besoin de montrer les caractères de leur masculinité. Perpétuellement en quête de plaisirs sexuels, ils adoptent des comportements oppressants envers les femmes qu’ils rencontrent et se place ainsi continuellement dans la « zone grise », empiétant ainsi sur les limites du consentement. Ces comportements témoignent d’une certaine violence sexuelle tolérée dans les quartiers dans laquelle les femmes sont considérées comme le « faire-valoir » de la virilité masculine. Dans leurs interactions hétéronormatives, les hommes ont appris à prendre des initiatives et les femmes à y céder. Elles sont présentes mais n’agissent que pour satisfaire les désirs des hommes et ainsi se créer une place dans le groupe.
Yasmine symbolise « la bonne fille de banlieue » : naïve, maternelle, et loyale envers ses pairs elle n’élève la voix que pour défendre sa religion ou être dans un rôle associé au « care ». Elle incarne ainsi la douceur et la bienveillance mais elle est aussi représentée comme cédant facilement aux initiatives masculines. Eve, est le seul personnage qui se situent entre les « banlieusards » et les ruraux : elle fait le lien entre les deux populations et sait s’adapter facilement aux mœurs de chacun. Hypersexualisée, elle incarne la figure de « l’allumeuse » en se laissant séduire par Bart et Thai. Oscillant constamment entre séduction et rejet, elle use de ses attributs féminin pour parvenir à ses fins ; son consentement et/ou ses réelles envies envers les sollicitations des hommes se révèlent alors ambigüe. Au cours du film, ces deux femmes, qui sont « amies d’enfance » ne se parlent qu’une fois entre elles. « Ève, je dors où ? » « Dans la chambre à côté de mes parents. Je monte te faire un bisou ! » / « Serviette, bain moussant... Voilà. Je suis contente que tu sois là » « Moi aussi » « Bon, j’y retourne ! » Ce sont les seules phrases que s’échangent Eve et Yasmine entre elles durant tout le film. Leurs discussions portent sur des produits de bien-être et sur l’affection qu’elle se porte « naturellement » l’une pour l’autre. Ces éléments caractérisent une dynamique de groupe basée sur une relation inégalitaire entre hommes et femmes qui s’apparentent aux rapports de genre présents dans les cités et associés aux principes de l’Islam. Les femmes sont données à voir comme « paralysées dans leurs processus d’émancipation » comme le dit Marion Dalibert face à une virilité masculine oppressante.



Un environnement et des pratiques rurales diabolisées



Représentation des conditions sociales des ruraux
C’est au petit matin que nous découvrons la campagne, caractérisée par un environnement agricole foisonnant de larges plaines et rempli de verdure. Il n’y a pas de routes mais des chemins de terres sur lesquels on trouve des tracteurs, seul moyen de locomotion viable à affronter ce terrain. Très peu d’habitations sont présentes dans le village : seulement quelques grandes maisons ou des corps de ferme qui marque un lieu vide qui semble abandonné des services publics. Ce sentiment est renforcé par l’absence totale de figure d’autorité, politique ou judiciaire. Nous découvrons l’immense demeure principale dans laquelle s’accumule collections et objets anciens ce qui traduit l’immobilité spatiale et temporelle des ruraux et qui sous-tend l’idée d’héritage. La ruralité est donc représentée aux antipodes de la ville comme un espace qui n’a subi de l’urbanisation que l’exode rurale.
Joseph est celui qui symbolise la figure du campagnard typique. Vêtu de plusieurs couches de tissus, ayant plus une fonction utilitaire qu’esthétique, il nous apparait comme négligé. Ses dents, ses cheveux, ses mains : nous découvrons un personnage repoussant, renforcé par un accent patois prononcé. Peu de villageois sont présents : on comptabilise quelques jeunes hommes et une seule femme, tous ayant un physique étrange, qui sous-entend des relations consanguines. Jeanne est caractérisée par la lourdeur de ses pulsions sexuelles. Effectivement, Bart, toujours dans sa quête d’une relation sexuelle manifeste son intérêt pour cette jeune femme. Il est très vite refroidi par ses attouchements pesants. Marie, la femme de Joseph nous est aussi indirectement révélée. Pour la présenter, Eve dira à ses amis « c’est Marie, la femme du gardien. Elle est enceinte il faut la laisser tranquille ». Mise à l’écart de toute interaction sociale, Yasmine qui demandera la raison de son absence au repas de Noël se verra répondre par Joseph : « Qu’elle nous casse pas les couilles cette grosse salope ! ». Joseph règne donc en maitre sur son village, et pour assoir son autorité et sa légitimité il expose les traits d’une masculinité hyper-virile n’hésitant pas à user de la violence. La manière dont cette communauté s’organise est animalisée : les ruraux sont décrits comme sauvages, vivant loin de toute civilisation et ils dérangent par leur manque d’éducation. Pour illustrer ce propos, il y a une scène dans laquelle Joseph amènera le groupe d’amis dans la grotte du village. Ils seront rejoints par le reste des villageois afin d’y faire des jeux pour tisser des liens sociaux. Il faut noter que le symbole de la grotte est lourd de sens, cela participe à animaliser les loisirs et les rapports sociaux qu’entretiennent les ruraux entre eux. Ce moment, a priori festif, se révèlera finalement être une mésaventure. Un jeu commence : les hommes doivent prendre les femmes sur leurs épaules et chaque duo doit faire tomber leurs adversaires jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Joseph choisit Bart, et le place ainsi en position d’infériorité en émasculant sa virilité. La fin du jeu s’envenime puisque tous les ruraux deviennent agressifs et violents, jusqu’à lui laisser une séquelle physique. Les ruraux sont alors montrés comme agissant pareils aux animaux : ils ne contrôlent pas leurs instincts primaires et vivent loin de toute civilisation.
Par ailleurs, les ruraux sont explicitement montrés comme étant raciste. Joseph dira d’ailleurs, en parlant de Ladj « Il a raison le nègre » ce qui montre bien la considération qu’il entretien pour les personnes racisées.


Diabolisation des rites et des pratiques des ruraux.
Nombreux sont les tabous soulevés par le réalisateur tels que l’inceste, la zoophilie ou encore l’association entre sexualité et handicap. L’inceste est sous-entendu tout au long du film : tout d’abord, par le physique étrange que présente les villageois ; ensuite, par la forte intimité et proximité entre eux qui marque un entre-soi prononcé ; enfin par l’ambigüité des leurs liens. L’association entre handicap et sexualité soulève un tabou présent dans la représentation de la ruralité, puisqu’elle est assimilée à cet entre-soi qui sous-entend l’inceste. Les porteurs de handicaps sont perçus à la fois comme asexués puisqu’ils sont infantilisés, notamment par Joseph mais aussi comme ayant des pulsions sexuelles perverses et incontrôlables.
La chèvre est un indice qui revient souvent : elle symbolise le diable dans la religion chrétienne mais aussi les rites sataniques dans la culture populaire. Au cours du repas de Noël, Joseph entame un monologue dans lequel il raconte une histoire, qui s’avérera finalement être la sienne. « S’il y a bien une chose dont il faut avoir peur, c’est le diable. J’vais te raconter l’histoire d’un gars, comme toi qui avait peur de personne. Un jour il fait un songe, puis le diable vient le visiter en lui demandant ce qu’il veut. Le gars voulait être invincible. Quand il est rentré chez lui le soir, il est monté sur sa sœur et il l’a niqué comme un salaud. Sauf que le matin, il a compris que la soeurette était grosse. Et le diable est revenu en lui disant ‘le petit lardon qui va arriver, le soir de Noël quand toutes les églises du monde vont s’allumer, ce sera le mien. Du coup, il faudra que tu lui fasses un cadeau… » La solution du film vient confirmer ses objectifs principaux : les banlieusards sont victimes d’un traquenard organisé par les ruraux. L’excès de violence de Joseph prouve la véracité de son histoire : il est bien invincible.
« On sait que Durkheim, à la suite de Robertson Smith, fait du sacrifice le moment de la vie sociale par excellence, celui où la société produit du sacré en se représentant elle-même à travers l’animal totémique. […] Radcliffe-Brown a repris cette définition durkheimienne du rite pour décrire l’intégration de l’individu au groupe par des sentiments qui manifestent l’utilité de la vie collective. » nous dit Frédéric Keck (2012). De fait, le sacrifice de Bart est mené par les ruraux qui se représente à travers la chèvre, symbole du diable traduit par « Sheitan » en arabe. Ce sacrifice renforce les liens sociaux qui unissent la vie collective du village, et plus particulièrement ceux de la famille. Il renforce aussi l’intégration d’un nouveau membre, fruit de leurs pratiques satanistes.


Le réalisateur tient donc un discours hyperbolique qui exagère les stéréotypes affiliés aux territoires présents dans le film, afin de les déconstruire. La banlieue apparait alors à l’image de ses habitants : plongé dans l’ennui et la délinquance, en marge de toute normes et réglementation sociale. Les normes identitaires et sociales des personnages représentant la banlieue semblent s’être construite en fonction de l’histoire des banlieues telle que le raconte Annie Fourcaut (2007b) et des « problèmes de banlieues » (Neiertz, 2009b). La campagne est caractérisée par des comportements et des pratiques étranges, parfois bestiales que peuvent avoir les provinciaux. Le message est clair : sous son aspect bucolique, la campagne se révèle être le terreau de Satan et de ses suppôts dans lequel les citadins ne sont pas les bienvenus.


Bibliographie :
- Keck F. « Goffman, Durkheim et les rites de la vie quotidienne » (2012) in Archives de philosophie, tome 75, p. 471-492.
- Avenel C. « La construction du ʺproblème des banlieuesʺ entre ségrégation et stigmatisation » (2009) in Journal Français de Psychiatrie, n°34, p. 36 – 44.
- Neiertz J. « Tours et détours : 50 ans de banlieue au cinéma. La construction d'une représentation de la banlieue et de ses jeunes habitants dans le cinéma français des années 50 aux années 2000 » (2009).
- Dalibert M. « Le marquage socio-discursif de la race par le genre Les « roms », les Tunisiens, les Ukrainiens et les habitants des banlieues françaises dans les médias » (2014) in Revue Française des Science de l’Information et de la Communication
- Fourcaut A. « Les banlieues populaires ont aussi une histoire » (2007) in Revue Projet, p. 7 – 15.

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le 19 juin 2018

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