Bien que The Shining soit probablement celui des films de Stanley Kubrick qui ait fait couler le plus d'encre et que tout ait déjà été dit à son propos, je tente ici d'ajouter mes propres mots aux milliers de points de vue auparavant énoncés. Si j'y aborderai évidemment l'adaptation puisque c'est après une nouvelle lecture de l'oeuvre originale que je viens de m'offrir une énième vision du métrage, et malgré les coupes franches opérées par le cinéaste dans le travail de l'écrivain, j'essaierai de justifier ma note sur



un film unique, puissamment envoûtant,



au-delà de ce qu'il y manque : ayant un immense respect autant pour Stephen King que pour Stanley Kubrick, je peux bien avouer que là où le réalisateur britannique occulte largement le propos central de l'auteur américain, le film ne s'en trouve que plus efficace dans la tension vive de l'horreur ainsi habilement compressée dans un format qui rejetait d'emblée les circonvolutions contextuelles et psychologiques du roman. Là où le roman projetait ses protagonistes avec espoir vers d'innombrables issues à leurs cauchemars, aussi noires, aussi infernales fussent-elles, le film les heurte aux impasses vides et inextricables de leur isolement.
Avec brio.


Alors oui, Stanley Kubrick a tiré un large trait sur l'alcoolisme de Jack Torrance, propos central de l'oeuvre originale, autant que sur les complexes questions de paternité et d'éducation mises en perspective dans l'esprit de Jack fils et de Jack père, le propos secondaire de l'ouvrage, pour finalement se concentrer principalement sur l'aspect maison hantée du lieu à travers le don de l'enfant et la folie du père. Ainsi, la première colère de Jack tombe un peu par surprise, sans la longue et fouillée préparation du background nécessaire à comprendre ni les changements d'humeurs de l'écrivain se débattant entre l'écriture de sa pièce et l'abstinence alcoolique, ni les fragiles relations qui soudent la cellule familiale se désagrégeant. Jack déraille presque sans autre préavis que cette mention introductive et furtive de "cimetière indien" sous les fondations de l'hôtel. De nombreux pans du livre sont ainsi mis entre parenthèses, ressurgissant quand nécessaire sinon complètement occultés.
Mais le réalisateur joue la terreur ailleurs que dans cette tension psychologique chère à l'auteur américain, ailleurs que dans les relations. Stanley Kubrick assume de



centrer l'horreur autour de la maison hantée avec un plaisir de narration cinématographique rare.



Le choix d'un labyrinthe de haies dans le jardin plutôt que celui des animaux de buis participe ainsi d'un choix résolument graphique et narratif, répété dans les couloirs et les décors de l'hôtel : entre l'isolement idéal des comédiens enfermés dans un décor habité de motifs réguliers, hypnotisant et déroutant, duquel ils ne peuvent s'échapper et



l'image personnifiée du dédale de l'esprit torturé,



fou, de Jack Torrance Nicholson perdant pied, l'écho terrestre, dur, de ses errances folles. Face à la situation, le petit Danny, malgré le don ou à cause de lui, promène sa morosité en pédalant de son propre petit vélo tout au long des couloirs de ce labyrinthe hanté, terrifiant, contre l'enthousiasme irréel et effrayant de son père.


Stanley Kubrick fait dans la sobriété au scénario.
Pas dans la mise en scène : tout est millimétré, et ceux qui ont vu le making-of réalisé par sa fille lors du tournage éprouvant le savent, tout fonctionne horriblement grâce à



l'intraitable exigence du cinéaste.



La photographie de John Alcott, d'abord naturaliste sur la découverte pittoresque d'un décor depuis les sinueuses routes de montagnes qui y conduisent, se fait chaude, lumineuse, dans les intérieurs supposés plus confortables que l'hiver qui doucement s'est installé dehors, infranchissable, coupant l'hôtel et ses trois occupants du reste du monde. Les extérieurs glacés qui sont l'ultime décor appuient le mensonge effroyable du mal qui hante les lieux sous une nuit de brouillard givrée. Le réalisateur compte également beaucoup sur les effets sonores, limpides, et ceux tiraillés d'une musique hérissée et lancinante, glaciale encore, et qui accompagnent à merveille les longs mouvements fluides, irrésistibles, du steadicam de Garett Brown.



I fear you'll have to deal with this matter in the harshest possible
way mister Torrance. I fear that is the only thing to do.



Réalisateur averti, conscient de l'épuration relative indispensable à la maîtrise émotionnelle d'un récit, Stanley Kubrick sait cela : il ne faut protéger ni ses personnages ni le spectateur. Plutôt que de jouer des échos hantés et dévorant du passé des personnages, plutôt que de s'appuyer sur l'amour filial qui tient le suspense de l'oeuvre originale, le cinéaste ne s'intéresse qu'à



l'horreur sourde des échos affamés et malsains du passé de l'hôtel assoiffé de sang,



et peut même par moments passer réellement à côté du don de l'enfant et des ses incidences sur le récit, le réduisant presque à une issue du dernier espoir. Mais le réalisateur acclamé le fait avec un tel talent que la simplification vient amplifier, condenser, l'horreur, la terreur, dans ce décor claustrophobique qui reste aujourd'hui aussi célèbre que le motel Bates d'Alfred Hitchcock : quelque chose se terre là dans cet hôtel, et quand la folie d'un homme surgit, personne ne sait réellement d'où vient le mal tandis que le réalisateur laisse ses spectateurs emprisonnés, anxieux, face aux impasses terrifiantes où se débattent ses personnages.


Stanley Kubrick a tracé sa carrière de chefs-d'oeuvre toujours adaptés de littérature, et The Shining vient confirmer une fois encore combien le réalisateur britannique se retrouve obsédé, habité, par l'idée qu'il extrait d'un livre et combien méticuleuses sont ses approches afin d'en extraire ce qu'il vient y chercher. Sans surprise, dans la lignée des contextes fantastiques que Stephen King imprime à son oeuvre, le cinéaste s'amuse ici de l'élément d'horreur extérieur et réalise



un film d'horreur novateur



en abandonnant certains clichés gores du genre pour jouer de l'ambiance, de l'isolement, plutôt que de grosses ficelles, et pour autant porte la tension à son paroxysme à plusieurs reprises, jusqu'au plan final sur ce visage congelé au coeur du labyrinthe : si l'hôtel est bien hanté, aucun doute à avoir, c'est bien de l'homme que vient l'horreur, de sa folie, de ses errances mentales et de ce qu'il garde enfoui, secret, croyant se protéger quand il se tue à petits feux, irrémédiablement.



Bloqué dans les culs-de-sac ensanglantés de sa conscience terrorisée de ses propres indifférences froides autant que de ses glaciales culpabilités.


Créée

le 28 déc. 2017

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