Unique, tant par son approche que de par son indéniable qualité cinématographique, l'oeuvre de Claude Lanzman a acquise au fil des années une place toute particulière dans le cinéma.
Réalisé entre 1976 et 1981, ce documentaire sur l'extermination des Juifs d'Europe durant la Seconde Guerre mondiale est exclusivement composé de témoignages. Ceux de rescapés bien sûr, mais également de simples villageois habitant à proximité des lieux du génocide, des conducteurs de trains, gardiens de camps (dont les interviews sont parfois filmés à leur insu), officiers nazis, chef de gare, etc.
Ils racontent ce qu'ils ont vu ou vécu. C'est une restitution de la parole, celle qui fait force de preuve, qui donne chair au vécu et à la vérité.
Ne contenant aucune image d'archives, aucun document d'époque, le film s'inscrit dans le présent de nos mémoires et lui confère un caractère universel.
Parce que l'homme ne retient jamais rien de l'histoire, ni en Europe (épuration ethnique en Bosnie) ni ailleurs (comme au Rwanda).
Réalisées au fil des saisons, les prise de vues faites sur les lieux des crimes témoignent de l'interminable et silencieuse barbarie.
Dans une sobre alternance de paroles et de silences, le film coule tel un long fleuve tumultueux et froid charriant la mémoire des disparus, mais aussi porteur d'espoir et de vie de par les témoignages des survivants, embarcations fragiles en lutte contre le naufrage dans cette masse douloureuse de souvenirs.

Filip Muller, juif tchécoslovaque affecté au "Sonderkommando" d'Auschwitz (unité de travail affecté au service des chambres à gaz ou des fours crématoires) témoigne dans une très longue intervention. Son propos est calme et posé tout le long. Il s'effondrera en relatant son tout dernier souvenir du camp, lorsque ses propres compatriotes entonnent l'Hatikvah, l'hymne israélien, avant d'entrer dans la chambre à gaz. C'est à ce moment là qu'il décide de les accompagner volontairement. Ses camarades de travail l'en empêcheront.
Jan Karski (1914-2000), membre du bureau des Affaires Etrangères polonaises en exil, raconte comment il a réussi à infiltrer le ghetto de Varsovie avant sa liquidation. Homme politique pourtant rompu à la prise de parole, il s'arrêtera avant même de terminer sa première phrase. Après un temps de réflexion, il accepte de poursuivre.

Claude Lanzmann encourage les témoins et les survivants à aller au-delà de leur douleur et de leur honte d'avoir survécu, et pousse les complices jusque dans leurs derniers retranchements.
Il traque le détail, avec acharnement. Ainsi il refait le même chemin allant du camp de Chelmno à la lisière de forêt où se trouvaient les fosses communes. Les Juifs furent gazés pendant le trajet. Il prend conscience que les camions mettaient trois fois plus de temps que la normale parce qu'il fallait absolument que les victimes soient mortes avant l'arrivée en forêt.
Au bout de quelques mois, les nombres de convois augmentent et surtout, sont plus rapides. Croisant les témoignages des habitants et ceux affecté à cette tâche, on apprend que les services administratifs ont demandé au constructeur de camions des aménagements spécifiques afin que la mort par gazage soit accéléré, ce qui permit des trajets plus rapides (et donc du coup plus nombreux).

Claude Lanzmann part du détail pour tenter de comprendre la globalité du processus.
Cette démarche est identique à celle de Raul Hilberg (1926-2007), un des grands historiens de la Shoah, qui entreprit dans les années 50 un travail monumental sur le processus d'ensemble du génocide à travers ses aspects administratifs, politiques et techniques.
Son intervention au milieu du film est très intéressante de par l'éclairage historique qu'il apporte à l'antisémitisme en Europe. Il souligne avec force la radicale nouveauté que fut la mise en oeuvre de l'extermination de masse des Juifs.
Je me permet de retranscrire ici une partie de son intervention:

"Je n'ai pas commencé par les grandes questions, car je craignais de maigres réponses. J'ai choisi, au contraire, de m'attacher aux précisions et aux détails, afin de les organiser en une "forme", une représentation qui permette, sinon d'expliquer, du moins de décrire plus complètement ce qui s'est passé.
C'est ainsi que j'ai considéré le processus bureaucratique de destruction -ce fut cela en effet- comme une suite d'étapes se succédant en un ordre logique, et découlant par-dessus tout de l'expérience, l'expérience passée.
Cela vaut tant pour les mesures administratives que pour l'arsenal psychologique et même pour la propagande. Etonnament peu fut inventé, jusqu'au jour bien sûr où il fallut aller au-delà de tout ce qui avait déjà été fait et gazé ces gens, c'est à dire les anéantir en masse.
Alors les bureaucrates devinrent des inventeurs. Mais comme tous les fondateurs, ils n'ont pas breveté leurs accomplissements, ils ont préféré l'obscurité.

Les contenus même des lois qu'ils promulguèrent, par exemple l'exclusion des Juifs des charges publiques, l'interdiction des mariages mixtes, celle d'employer des domestiques aryennes de moins de 45 ans, les décrets de "marquage", en particulier l'étoile jaune, le ghetto obligatoire, la mise sous tutelle de tout testament juif en vue d'exclure de l'héritage un chrétien.
Un grand nombre de ces mesures avaient été façonnées au cours du temps, pendant plus de mille ans, par les autorités de l'Eglise, puis par les gouvernements séculiers qui marchèrent sur leurs traces. Et l'expérience ainsi accumulée devint un réservoir où ils puisèrent en vérité à un point étonnant.
On peut comparé nombre de lois et décrets allemands avec leurs répondants dans le passé et établir d'absolus parallèles, même dans les détails, comme s'il existait une mémoire qui se prolongeait d'elle-même jusqu'aux années 1933, 35, 39 et au-delà. Ils ont très peu inventé, même pas le portrait du juif qu'ils ont emprunté à des textes remontant au XVIème siècle.
Ainsi même la propagande, monde de l'imagination et de l'invention, même là ils furent à la traîne de leurs prédécesseurs. Là encore ils n'inventèrent pas. Ils inventèrent avec la Solution Finale.
Ce fut leur grande invention et c'est en quoi le processus entier fut différent de tout ce qui avait précédé.
A cet égard, tout ce qui s'est produit, lorsque la solution finale fut adoptée, ou pour être plus précis, lorsque la bureaucratie en fit sa chose, fut un tournant dans l'histoire.
Même ici je suggèrerai une progression logique qui vint à maturation, dans ce qu'on pourrai appeler une culmination.
Car dès les premiers temps des IVème siècle, Vème, VIème siècles, les missionnaires chrétiens avaient dit aux Juifs: "Vous ne pouvez pas vivre parmi nous comme Juifs."
Les chefs séculiers suivirent dès le Haut Moyen-Age et décidèrent: "Vous ne pouvez plus vivre parmi nous."
Enfin les nazis décrètèrent: "Vous ne pouvez plus vivre."
Et la Solution Finale est vraiment finale...car les convertis peuvent toujours rester Juifs en secret, les expulsés peuvent revenir un jour, mais les morts ne réapparaîtront jamais."

On ne ressort pas indemne de la vision d'un tel film.
DanielO
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le 9 mai 2013

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