Short Cuts
7.5
Short Cuts

Film de Robert Altman (1993)

Le film choral est un terrain connu pour Altman : dès Un mariage, il a opté pour cette structure polyphonique, perfectionnée dans l’ambitieux Nashville, qui relatait le destin de 24 personnages sur 2h40 de récit. Short Cuts, compilation de 9 nouvelles de Raymond Carver, en sera indéniablement son chef d’œuvre. Un portrait sans fard des habitants de Los Angeles, qui étend la cruauté décapante avec laquelle on contemplait l’usine à rêves dans The Player, pour montrer que la normalité est aussi une façade et que chaque home sweet home recèle son vivier de névroses. Du chauffeur alcoolique à la mère célibataire papillonnant devant son fils, de la musicienne dépressive au flic minable et libidineux, le cortège des médiocres est éclatant, dans un vaste tableau où le comportement l’emporte très largement sur le récit. Dans ce monde du désenchantement généralisé, l’individu se vautre, grâce à cette passive confusion qui laisse croire que ses défauts construisent sa singularité. On encaisse, on aboie, on truande, on travaille son rôle dans ce défilé des imposteurs, et l’on s’allonge sur son lit pour se regarder passer à la télé.


La photographie, solaire et sans complexités, joue de cette ambiguïté générale : mettre en lumière, avec une certaine joliesse que ne renierait pas la publicité, ce fameux modèle américain si bien exporté sur le vaste globe, tout en dépassant le seuil des maisons dans lesquelles se jouent la pathétique comédie humaine.


Les micro-récits s’organisent principalement autour de l’incongruité : cette bizarrerie qui loge un cadavre lors d’un week-end de pêche, qui voit un flic abandonner son chien à l’autre bout de la ville, un père se pointer à l’hôpital après 30 ans d’absence ou un pâtissier griller un fusible lorsqu’on n’honore pas sa commande. Le temps joue un rôle déterminant : tous les personnages sont victimes d’une usure qui commence à craqueler les bonnes figures : lassitude, fatigue, couples au bord de la rupture. La mort peut faire son entrée, comme si elle était attendue.


Sur le plan de l’écriture, c’est évidemment la polyphonie dans toute sa splendeur qui met en avant la virtuosité d’Altman. Le travail se fait sur tous les niveaux. La structure générale ménage deux temps forts : en ouverture un ballet d’hélicoptères offre un panorama de tous les personnages sur qui on épand des insecticides, tandis que le final converge vers un séisme qui, pour certains, sera déterminant. Mais les éléments se font aussi sur le plan, visuel, Altman liant les séquences par des objets (un téléviseur diffusant le même programme, un verre de lait dans un segment puis dans l’autre), des motifs (la fumée dans le garage devenant celle du barbecue) et, d’une manière générale, un lubrifiant général et non moins toxique qu’est l’alcool, fluidifiant le passage d’une dérive à l’autre. La question de la temporalité fait elle aussi l’objet d’une grande acuité. La simultanéité et l’enchaînement de toutes les intrigues sur un temps court occupe certes le premier plan, et force l’admiration quant à la manière dont se construit l’enchevêtrement. Mais les échos entre les différentes thématiques accroissent considérablement la temporalité : ainsi de la femme noyée, qui renvoie à la violoncelliste se laissant aller dans sa piscine, avant d’annoncer l’adolescente victime de l’agression dans la dernière séquence. De la même manière, le destin du chauffeur alcoolique semble rejouer celui du mari de la chanteuse de jazz, jadis emporté par une overdose. Au-delà de ce présent et des instantanés d’une triste comédie humaine, des motifs se répètent pour souligner les fils tragiques qui innervent ce retour permanent des mêmes erreurs, des mêmes horreurs.


En contrepoint de ce constat pour le moins pessimiste, l’euphorie de la polyphonie pourrait apporter une certaine vigueur. La communication est évidemment au premier plan, occasionnant de véritables morceaux de bravoure pour les comédiens, que ce soit un monologue de presque dix minutes pour Jack Lemmon, ou une mise à nu, dans tous les sens du terme, pour Julian Moore : on remarquera néanmoins que pour ces deux personnages, il s’agit de confesser des erreurs passées, qui ont laissé des marques sur ceux qui en ont été victimes, et qui n’ont rien à dire face à ces tentatives assez vaines de justification, voire de révisionnisme. Car c’est là l’autre grand poison de cette vaste symphonie : la parole est impuissante, et le plus souvent mensongère. Elle peut faire rire (Tim Robbins, en flic s’inventant des missions pour camoufler ses escapades extra-conjugales, est absolument savoureux), s’avérer frontale et explicite (les confessions sur les pratiques sexuelles des deux sœurs, assez atypiques dans le puritain cinéma américain), mais la plupart du temps, c’est une vaste foutaise. Le personnage de Chris Penn en fait clairement les frais, pris en étau entre les fantasmes toxiques de son pote (Robert Downey Jr., en sociopathe très convaincant) et les monologues pornographiques de sa femme au téléphone, encaissant en silence avant d’exploser dans un langage brut qui se passera des mots.


C’est aussi là la leçon désabusée de ce regard collectif, que d’offrir au spectateur une omniscience qui lui donne des clés auxquelles n’auront pas accès les individus dans leur récits cloisonnés. Dans Nashville, la collectivité convergeait vers un rassemblement final. Ici, tout est fortuit, et bien des éléments restent en suspens : la serveuse ayant renversé l’enfant reste impunie, tout comme son mari coupable d’inceste ; les deux couples pensant régler leur comptes (l’un pour avoir ignoré un cadavre, l’autre pour avoir dans le passé couché ailleurs) finiront dans une nuit blanche où l’on se maquillera en clown, en s’immergeant dans l’alcool et un jacuzzi. Les catharsis, dans Short Cuts, sont souvent ridicules, voire loufoques, entre un pâtissier qui passe sa nuit à appeler ses clients où un homme qui tronçonne le mobilier de son ex-épouse. La dimension tragique, et même romanesque, est toujours un peu décapée par une certaine ironie : si l’on prend plaisir à voir se croiser les personnages et se tisser un vaste écheveau qui fait rutiler la machine narrative, l’euphorie reste surtout formelle. Dans le fond, c’est une galerie de personnages souvent à côté de la plaque, à l’image de la chanteuse de jazz, qui semble faire fonction de coryphée, ses chansons pouvant illustrer certaines des images qu’on voit en transition d’un récit à l’autre, avant de constater qu’elle-même est totalement aveugle par rapport à ce qui se passe dans sa propre maison.


Ce qui reste, c’est un suspens assez vertigineux dans le malaise. À l’exception de l’intrigue avec le pâtissier, où une forme de rédemption se met en place et permet d’ouvrir des yeux, le reste s’embourbe dans une inconscience qui ne fait que perdurer, et avait déjà largement pris ses marques avant le début du récit : un père venu s’amender, et qui répète l’abandon face à la mort de son petit-fils, un couple qui se noie dans l’euphorie de l’alcool, un flic qui se croit sauveur de sa famille parce qu’il a arraché son chien à d’autres enfants, et un gamin qui retrouve, en toute quiétude, son téléviseur au milieu d’un appartement à la moquette impeccable, mais entourée d’un mobilier déchiqueté. Tout va bien, poursuivons. On pourra toujours croire avoir l’œil avisé sur l’autre, et ne pas être dupe des perversions discrètes qui nous entourent, notamment lors de ce très ironique échange des pochettes de photos développées, qui met tout le monde dans l’erreur.
Une seule image, subreptice, résume toute la mascarade. Paradoxalement, elle se fait à l’occasion d’un déguisement outrancier lorsque le médecin, maquillé en clown, mime un hurlement en faisant crisser un ballon : brusquement, le masque tombe, et un effroi digne de Munch ouvre une lucarne sur les courants souterrains de cette profonde et pathétique symphonie.

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le 2 juil. 2021

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Sergent_Pepper

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