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Cette proposition est susceptible de heurter la sensibilité des personnes n'ayant pas vu ce film


Les réalisateurs Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti se réapproprient les codes du conte : La forêt, le roi, la princesse et le prince, la sorcière, la sœur pernicieuse, le village et ses villageois. Si tous les ingrédients sont là, et qu'ils rappellent certaines saveurs des bons desserts de mère-grand, le gâteau semble quelque peu réchauffé. S'il n'a rien de visionnaire, il n'en demeure pas moins que son message, quoiqu'amputé selon moi, est transmis et parfois d'une très belle manière aux spectateurs.


Une fable féministe sur la condition des femmes en Turquie, que la réalisatrice Deniz Gamze Ergüven avait abordé, sous l'angle du conte elle aussi, dans son film Mustang (2015). Un rapprochement, entre le conte et la réalité contemporaine, tout trouvé étant donné que ces mœurs conservatrices de la campagne turque se recoupent parfois avec celles décrites dans les contes comme le pouvoir patriarcal, la relégation des femmes à la sphère domestique et les mariages forcés. Si le parallèle entre ces deux univers peut être intéressant, il comporte toutefois ses limites. Car ces histoires contées partagent une part de leur imagerie avec l'onirisme, le merveilleux sinon le fantastique et charrient alors des représentations qui, ici, font défaut. Dès lors, ce registre tend à décrédibiliser le propos filmique ancré dès sa scène d'ouverture, et confirmé par un style documentaire, dans le réalisme. C'est un sujet beaucoup trop grave pour qu'on lui applique un vernis onirique, sous prétexte de le dénoncer. On pourra aisément me contredire, en arguant que les personnages des contes fuient et se résilient de leurs problèmes par l'incursion du merveilleux. Est-ce le meilleur moyen, en empruntant à l'esthétique contesque, pour dénoncer la situation dramatique de certaines femmes turques  ? Une question que je laisserai sans réponse.


Si par moment, nous ne sommes pas si loin de l'image caricaturale d'une Blanche-Neige sifflotant aux oiseaux et attendant son prince charmant, le film brille par certains moments de grâce poétique. Développons un exemple. Les réalisateurs filment magnifiquement l'émancipation sexuelle de son personnage principal, sans tomber dans l'erreur du voyeurisme. La démarche filmique exprime ici l'idée que pour se libérer, il faut sortir du cadre, s'affranchir. Un point commun que l'héroïne partage, encore une fois, avec la princesse. La forêt symbolise ici le lieu-seuil, à la marge du village et de ses règles strictes, qui permet à l'héroïne de se découvrir sexuellement. La scène s'ouvre sur ces deux corps agenouillés sur le plancher de la cabane au cœur de la forêt, baignés chacun d'un lumière différente. J'aime beaucoup l'expression de « lumières narratives » empruntée à Julia Ducournau et qui trouve tout son sens ici. D'un côté, un bleu profond et rassurant pour l'homme et de l'autre un jaune vif et vacillant pour la femme. La caméra en contre-plongée derrière l'homme souligne ce qu'a pu dire la lumière et permet d'accentuer le contraste entre la jeune fille inexpérimentée et l'homme déjà au fait.


Une finesse qui malheureusement s'estompe derrière de nombreuses maladresses dont deux, à mon sens, méritent notre attention.
La première, commune à bien d'autres fictions, est le surlignage du pathos. Le film outre cette posture par des scènes recyclant des topoï usés. En témoigne la scène sous la pluie, caméra en contre-plongée cadrant l'héroïne au centre de l'image qui tente vainement de hurler, en méprisant le ciel, malgré son mutisme.
La seconde, bien que la recherche esthétique et scénaristique soit intéressante, est encore une fois un problème d'exagération. Ainsi, à l'instar d'une fable animalière, où une lionne domestiquerait un lion d'abord ennemi et devenu amant, les réalisateurs animalisent plus qu'il n'en faut ce couple. Cela passe par les regards, les postures, les gestes, les angles de caméra et plus généralement la direction des acteurs. Ce choix poétique est tellement exagéré qu'il en devient grotesque. Dès lors, comme dans un documentaire animalier de National Geographic nous avons le droit aux saynètes attendues. Le couple mimant, plus ou moins maladroitement, à la manière d'un animal des scènes de chasse, d'intimidation et d'apprivoisement allant jusqu'à avoir la bave aux babines. En filant cette métaphore animalière, les réalisateurs revisitent l'historiette sempiternelle de l'homme qui criait au loup. Celle-ci ne semble pas avoir d'autre but que de rallier le spectateur à la cause de Sibel, l'exclue du village, pour l'impliquer plus profondément dans ce pathos déjà bien grossi. Autrement cette histoire semble largement superflue et ne délivre qu'une morale molle et attendue - co-empruntée à Hobbes et à Dirty Dancing - comme quoi «  L'homme est un loup l'homme, et surtout pour la femme ».


Ainsi, malgré une promesse intéressante dès la scène d'ouverture, par cette caméra anthropologique, médicale sur le fonctionnement de cette langue sifflée fascinante que Sibel maîtrise, le film manque de finesse. La plupart des personnages, caricaturant leur alter-ego de conte, manquent cruellement d'épaisseur et rares sont les moments de tension qui fonctionnent. Les réalisateurs assument cette esthétique séduisante du conte jusqu'au bout mais ils en deviennent caricaturaux et décrédibilisent singulièrement leur propos.

Moodeye
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le 2 avr. 2019

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