Des spoilers. Pas de ouf, mais quand même. C'est mieux d'avoir vu le film.



Sicilian ghost story raconte l'histoire d'un amour brisé, au-delà de l'impossible. Il a suscité les comparaisons, de la part des réalisateurs eux-mêmes d'ailleurs, avec Roméo et Juliette notamment. Mais les moins observateurs on sans doute aussi établi une analogie, valable, avec Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro. Il serait sûrement facile de plonger dans une foule de références nourrissant le film, tant l'esthétique de sa réalisation (entre autres) s'inscrit dans le fantastique au sens large.


Le film prétend traiter différents sujets à travers elle ; le cadre, l'image, les plans parlent bien souvent d'eux-mêmes, signifient. Parfois, ils soutiennent simplement la narration. Une focale déformante, fréquemment en contre-plongée, tend à altérer la réalité ou sa perception, procédant du refus de Luna de voir son monde prendre un chemin qui lui déplaît. Cette focale fait également de ses souvenirs un mirage, relevant du fantasme au même titre que ses rêveries. On peut relier cela à un des plans d'ouverture du film, lorsque la caméra sort de la fontaine dans laquelle Giuseppe boit, comme si on faisait le point sur lui, qu'on ne parvenait à le saisir que difficilement. La scène qui suit ne fait d'ailleurs qu'appuyer cette idée d'une jeune homme insaisissable. Comme l'eau qui file entre ses doigts, Luna ne parvient à suivre Giuseppe, qui s'échappe malgré lui, comme la bâtisse qu'elle avait vue (ou cru voir) au bord du lac.


Les enfants sont, comme souvent dans ce genre de film, comme dans Le Labyrinthe de Pan, les seuls à être lucides. Au premier rang desquels Luna et la ressource incroyable dont elle fait preuve pour croire au fait que Giuseppe est encore là, quelque part. Ou plutôt pour ne pas croire le discours adulte et rationnel qui lui dit d'être sage et de lâcher l'affaire. Les adultes sont des figures d'autorité stupide, d'hermétisme voire de cruauté, de renoncement et de lâcheté, qui ne font rien sinon handicaper la progression des enfants dans leur quête. Le film est une occasion de glisser quelques plans, quelques dialogues dédiés à l'adolescence et à l'incompréhension qu'elle suscite entre deux âges de la vie. C'est le cas de la tirade anaphorique de Luna, ponctuée de « Lo capisci cosa significa ? » qui présente les faits simplement : il est impossible de communiquer avec sa mère acariâtre et obnubilée par des choses totalement stupides et superficielles à ses yeux. Le fait de se teindre les cheveux en bleu, le renfermement sur elle-même sont autant d'éléments qui soulèvent des enjeux liés à l'adolescence : la rébellion, la recherche d'identité, etc. Paradoxalement, Luna et son amie Loredana parviennent à se comprendre si facilement : à distance et en morse au moyen de lampes, parfois par de simples sons qui font office d'alarmes, voire sans se regarder. Un des pouvoirs de l'enfance que l'adulte cartésien a oublié. La relation épistolaire (imaginaire ?) entre Luna et Giuseppe y souscrit également.


Cette incompréhension va jusqu'à rendre Luna folle aux yeux de ses parents et des adultes en général (comme le commissaire kafkaïen). Les plans, une fois de plus, sanctionnent cet état de fait. Dans le commissariat, Luna n'est pas seulement enserrée dans les bras de son père, elle est également enfermée dans un couloir haut et étroit. A l'extérieur, en revanche, elle peut à souhait épouser les visions procurées par un sens lui permettant (presque) d'avoir accès à Giuseppe. Cette nature, objet de longs et lents plans, incarne à la fois un champ des possibles et l'omertà sicilienne. Et les parents participent à ce silence au sein duquel les enfants sont les seuls à élever la voix.


Un des enjeux du film, enfin, réside dans la difficulté à représenter. La difficulté à représenter un évènement si horrible qu'il a choqué toute la Sicile, si tragique que les réalisateurs confessent n'avoir pu le faire qu'en empruntant une voie alternative, celle de la « fable ». La difficulté pour Luna à se faire entendre : elle figure ses visions, son fantasme, son désir dans la fresque qu'elle trace au fusain sur le mur de sa chambre. Elle veut « rendre présent » Giuseppe, un individu et une relation évanescents. En dehors du noir qui domine, et qui renvoie bien sûr à son naufrage psychologique, deux autres couleurs (notamment) sont présentes et signifiantes tout au long du film. Le rouge, qui renvoie à la passion de l'amour (sans dec), à l'engagement et à la foi dans l'avenir et dans la vie. Et le bleu, associé à l'eau principalement, une eau plus souvent mortifère que principe de vie (on pense sans difficulté à un des derniers plans du film) ; le bleu qui est aussi la couleur de la mort aux rats. Eros et thanatos, classique. La vie de Giuseppe semble intrinsèquement liée à la vigueur de la nature : les animaux, si nombreux au début, que Giuseppe semble capable d'apprivoiser, s'effacent. Et sa disparition coïncide avec le plan de la peau gouttant de sang quand Luna entre dans sa maison.


Il n'est pas anodin que cet évènement (l'enlèvement de Giuseppe) coïncide avec l'entrée au lycée, le départ pour la ville de Luna. Le film dessine une rupture profonde dans la vie de la jeune fille, joue de son apprentissage de la réalité morne et froide. La mort réelle de la relation peut représenter toute rupture, tout deuil de ce point de vue : un amour de jeunesse, un amour d'été qu'on ne veut pas laisser partir, l'enfance elle-même. La lecture, dans l'horreur, de la légèreté constitue sans doute un point d'accroche essentiel du projet du film.


On pourrait en faire des pages . C'est dur comme film, pas joyeux pour un sou. Mais la mafia est finalement battue en brèche par bien plus fort qu'elle, ce qui en fait presque un ressort anecdotique de narration, un MacGuffin.

Menqet
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le 8 juil. 2018

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