La dernière tentation de Marty : la crise de foi

Si la sortie d’un film de Martin Scorsese reste toujours un évènement en soi, tant le cinéaste aligne les films de qualité, devenus au fil du temps, des œuvres fondamentalement cultes ( Taxi Driver, Raging Bull, Les Affranchis, Casino…), Silence tient une place particulière dans sa filmographie de par la gestation excessivement longue qui lui aura fallu ( pas loin de trente ans tout de même) mais aussi parce que ce film semblait cristalliser l’ambition folle de cet homme, de répondre aux thématiques qui transcende son cinéma depuis ses débuts : une quête spirituelle et existentielle, pleine de contradictions, où péchés et salvation se mêlent.


Alors oui, dis comme ça, ça peut paraître assez étranger au cinéaste de Casino, et pourtant : du malfrat qui rêve d’un avenir plus grand et qui se refuse à abandonner son ami destructeur ( Mean Streets) au chauffeur de taxi maladif qui tente de trouver la rédemption en sauvant une jeune fille (Taxi Driver) en passant par le comique raté prêt à tout pour un moment de gloire (La valse des pantins) sans oublier les destins d’ascension et de chute inéluctables très cher à Scorsese (Raging Bull, Les Affranchis, Casino, Le Loup de Wall Street…). Un cinéma rempli de personnages aux réalités contradictoires, à la recherche d’un absolu, somme tout assez illusoire.


Mais il serait réducteur de ne pas mettre en lien, cette quête et l’histoire même du cinéaste. Vivant à Little Italy, il est le fils d’immigrés italiens catholiques, qui lui inculque très tôt des valeurs religieuses. Mais le jeune Marty passe son temps à traîner avec des voyous sauf qu’étant asthmatique, il trouve refuge dans les salles obscures dès que les cours de sport se présentent. Il finit par entrer dans les ordres mais sera renvoyé par manque de discipline. Il se vouera alors corps et âme à son autre église : le cinéma. Dans l’histoire même du cinéaste, on retrouve là toute l’ambivalence de son art.
Ce qui nous amène aujourd’hui à Silence (oui tiens parlons-en quand même…). Adapté d’un roman de Shusaku Endo qu’il a découvert lorsqu’il partit au Japon tourner pour l’un de ses maîtres spirituels (un certain Akira Kurosawa), Scorsese entreprit à plusieurs moments son écriture sans jamais y parvenir. Et pour cause, la maturité et la complexité de l’œuvre finale nous démontre une réflexion longue et profonde, un questionnement et une remise en question incessante qui n’aurait probablement pas pu trouver sa place plus tôt dans l’œuvre du réalisateur.


Ce qui marque d’entrée de jeu, c’est la sobriété formaliste du film. Imposant et d’une plastique à vous couper le souffle (et à provoquer le silence donc), le film nous plonge dans un décor naturel d’une beauté froide. Une froideur à l’image de l’hostilité de ce Japon féodal, torturant des prêtres jésuites, venus évangéliser le pays des samouraïs. On retrouve ensuite nos deux protagonistes, les Pères Rodrigues (A.Garfield) et Garupe (A.Driver) dans un environnement qui assoit la supériorité écrasante de l’Eglise catholique avant de les voir partir en quête de leur mentor, le Père Ferreira qui aurait renié sa foi en Dieu, incrédules face à cette nouvelle. Ils auront pour mission de réussir là où Ferreira a échoué et vont aller à la rencontre de japonais chrétiens qui exercent leur foi dans le secret le plus absolu.
Assoné d’une voix-off de confession, l’image de l’hostilité se métamorphose peu à peu : ce n’est plus le Japon qui est froid et hostile aux jésuites, mais ces deux prêtres convaincus de leur mission, dédaignant une suffisance et une condescendance envers les japonais. L’image qui résume le mieux cette idée se reflète dès l’arrivée des deux jésuites sur l’île, pensant être abandonné par leur guide dans une grotte, ils finissent par trouver leur salut à travers une lumière en haut à droite du cadre : Silence ne sera pas un film religieux, mais un film qui va confronter la réalité de ces religieux à celle du monde (en somme, une image qui rappelle la caverne de Platon).
Un nouveau monde qu’ils vont tenter de convertir, de prêcher mais toujours dans la suffisance et l’orgueil : entre des confessions rarement écoutées et une volonté de ne se montrer qu’à ceux qui se montrent méritant, le cadre se montre toujours très distant, très hostile, séparant toujours les japonais des prêtres dans un environnement peu éclairé et essentiellement nocturne. Une suffisance toujours plus forte lorsque Rodrigues se rêve en messie et se voit comme un Jésus, envoyé pour aider ces pauvres misérables à sortir de leur ignorance. Mais une suffisance qui montrera sa première faiblesse en plein jour lorsque Rodrigues proposera de lui-même à Garupe de sortir de la cabane « juste pour voir » et qui causera la séparation des deux hommes, repéré par des japonais à travers une sorte de voile, de la fumée s’échappant qui sépare du le cadre les japonais des prêtres.


Dans « La dernière tentation du Christ », Marty peignait le portrait d’un homme investi d’une grande mission mais aux désirs fondamentalement humain et à la volonté même de survivre lorsque le sentiment d’abandon et de silence de Dieu l’assourdissait, sombrant ainsi dans l’exact opposé de sa destinée. Il en va de même ici pour Rodrigues. Créant une distance entre lui et les japonais (l’arrivée en bateau à Goto où des japonais s’avancent vers lui pour l’aider, le fait reculer d’effroi dans une brume qui l’empêche de les distinguer), Rodrigues va laisser ces braves « kiristan » se sacrifier face au silence de Dieu à son questionnement intérieur. Un silence qui va peu à peu le ronger, « troublant » son aura christique (le reflet dans l’eau) et l’enfermer littéralement derrière des barreaux face aux sacrifices de ces japonais.
Si Rodrigues se refuse de trouver la réponse, le spectateur la verra se dévoiler à lui. Ainsi, et ce, à travers un simple piétinement d’un ornement sacré, qui n’est par ailleurs jamais entaché, malgré le véritable « marécage » que représente le Japon, Rodrigues s’habituera au prix du sang payé pour lui. La mort reste hors champ après sa capture et la vivacité de son guide (véritable Judas japonais qui n’hésite pas à renier ses convictions pour la vie sauve mais également reflet de la faiblesse de Rodrigues à ne pas céder) et le fait d’être derrière les barreaux le protège d’une violence silencieuse Une violence qui viendra frapper nettement d’un coup de sabre, rappelant l’incroyable puissance scorsésienne à dévoiler la violence derrière un voile d’ordinaire (le cadavre dans le coffre des Affranchis ou le coup du stylo de Joe Pesci dans Casino). Mais c’est la mort de Garupe, véritable martyr qui tente en vain de sauver les japonais sacrifiés qui va définitivement briser l’image christique de Rodrigues : son reflet est scindé en deux.


Mais si Rodrigues se voyait comme le messie et une réincarnation de Jésus, si son guide n’est au final que le Judas qui dévoile sa faiblesse, son mentor apparaît comme la parole juste et représente l’image divine. Le cadre se réchauffe dès son apparition, les couleurs tendent vers quelque chose de plus chaleureux tout en conservant une menace sous-jacente à portée de main (la présence des japonais). Poussé par ce mentor à abdiquer, l’apostasie de Rodrigues découpé en ralenti pour mieux cerner la puissance de cette scène, fait vaciller la figure christique si chère à Scorsese face à la douleur et la souffrance, non pas d’autrui, mais du doute de la vérité absolu que Rodrigues était convaincu de détenir. Comme si sa foi avait été mise à l’épreuve pour que Dieu parle enfin, mais n’y donne pas l’absolution recherchée.
Le cadre se réchauffe dans les couleurs et il est désormais fondu dans la masse des japonais : il partage le cadre avec ceux qu’il voyait comme l’ennemi. Passant de résistance à collaboration, la lacheté expressive dont il faisait preuve, laisse place à une absence d’expressivité, touchant la paix enfin trouvée. La confession en voix off de Rodrigues est remplacée par une voix-off descriptive, comme pour souligner sa résignation finale.


Mais si jusqu’ici, Scorsese laissait place à une réflexion sur la contradiction religieuse ( d’ailleurs subliment incarné par l’inquisiteur Inoue qui se place en bourreau, ni bon, ni mauvais, creusant juste le sillon des impasses de l’Eglise), il en vient à y apporter une résolution qui laissera plus que dubitatif.
Lorsque le père Ferreira demande à Rodrigues de prier les yeux ouverts, il le met enfin face à l’horreur, à cette horreur silencieuse qui va remettre en question sa foi. Perturbé, la figure christique tombe et en ressort un nouvel homme, acceptant enfin l’autre, différent de lui.
Mais c’est via le Judas qui cherchera à expier de nouveau ses crimes, tentant l’ex-père Rodrigues à le confesser que le bât blesse. A cet instant, une voix se fait entendre. Une voix qui aurait dû rester silencieuse pour faire de Silence, une œuvre parfaitement scorsésienne.
Car si les personnages du réalisateur des Nerfs à Vif partent en quête d’un absolu, celui-ci ne reste au fond qu’illusoire. Dans les Infiltrés, le personnage de DiCaprio, qui aura porté sa croix tout le long du film, meurt salement d’une balle dans la tête en sortant d’un ascenseur. Il coupe court à ses aspirations et à sa rédemption. Et la voix divine que Rodrigues entend lui donne accès à cette rédemption que les autres personnages recherchaient en vain.
Une rédemption enfin trouvée mais qui ne trouve d’existence que dans un environnement fermé qui doit se protéger de celui de l’extérieur (l’image du petit sabre qui doit le protéger des dangers, symbolique certes mais qui donne une impression d’insuffisance) mais où enfin peut s’exprimer la flamme de la rédemption de Rodrigues : la foi gardée en son cœur en silence.


En définitif, Scorsese signe une œuvre d’une intelligence rare où il parvient à mettre en image toute l’ambivalence et les contradictions d’une foi aveuglée et dogmatique. Mais si le questionnement reste passionnant, je ne peux m’empêcher de me questionner encore sur cette conclusion, qui même si, elle permet enfin à un personnage scorsésien de trouver rédemption et absolution, laisse un goût amer… Que vaut une foi brûlante si elle reste cachée et confinée ? Et si le Silence du titre n’était pas le silence de Dieu face aux épreuves de Rodrigues mais le silence du jésuite à exprimer sa foi ?

Musashi
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le 10 févr. 2017

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