Il aura fallu des années à Scorsese pour adapter Silence, le roman de Shusaku Endo. Il en résulte une œuvre riche, autant dans sa symbolique que par la puissance des images.


Au XVIIe siècle, en pleine évangélisation de l’église catholique, le Japon décrète illégal cette religion. Les prêtes jésuites, le Père Sebastião Rodrigues (Andrew Garfield) et le Père Francisco Garupe (Adam Driver), s’y rendent pour tenter de retrouver le Père Cristóvão Ferreira (Liam Neeson), disparu depuis plusieurs années. A leur arrivée, des fidèles, obligés de poursuivre leur croyance en secret, les accueillent.
Après La Dernière tentation du Christ (1988) et Kundun (1997), Martin Scorsese se replonge avec SILENCE dans une thématique religieuse, en adaptant le roman éponyme de Shusaku Endo publié en 1966. Un roman qu’il avait découvert lors d’un voyage au Japon dans les années 1990 – à l’occasion du tournage de Rêves d’Akira Kurosawa -, et qu’il tente de mettre en image depuis. Dès les premières scènes le cinéaste révèle la complexité de ses deux personnages, en les présentant à la limite de l’antipathie. En raison de la différence de langue, ils effectuent bien souvent des confessions sans grande valeur à leurs yeux, mais qui au moins redonnent espoir aux fidèles. Enfermés chaque jour dans une cabane pour ne pas être vu des autorités, ils frôlent la folie. Et face à la difficulté de leur périple, ils font preuve d’égoïsme et en oublient certains de leurs préceptes. Qu’ils soient touchés directement ou indirectement (par la violence faite aux fidèles), c’est une mise à l’épreuve de leur foi et leurs valeurs. Pour le spectateur, l'épreuve SILENCE est complexe et parfois éreintante, mais pas moins riche en interprétations (sur le fond comme la forme), et son spectre continue de hanter après coup.


Tourner au Japon dans un décors du XVIIe siècle est une aubaine pour Martin Scorsese, qui a toujours exprimé l’influence qu’a sur lui le cinéma japonais. Celui d’Akira Kurosawa, de Masaki Kobayashi, ou de Kenji Mizoguchi. Il parvient avec SILENCE à s’en rapprocher le plus, tout en dépassant l’hommage. Scorsese a ingéré durant des années ce cinéma et a su se l’approprier. Ainsi, si SILENCE n’adopte pas le style scorsesien comme on l’entend habituellement, il le devient par la puissance des images. Pas besoin de faire des envolées de caméra « juste pour prouver [qu’il] sait en faire », comme il le dit lui-même lors de sa conférence de presse à Paris le 12 janvier 2017.


Pas de mouvements "tape à l'oeil" donc, mais un sens du cadre et une composition de l’image assez remarquables. Tout en restant dans une forme de retenue, Scorsese place ici et là des idées visuelles fascinantes – on regrette qu’il n’y en ait pas davantage sur l’ensemble des 2h40 du film. Prenons par exemple cette scène où les deux prêtres, tout juste arrivés sur une première île japonaise, se cachent dans une grotte. Soudain une lumière rentre dans le cadre en haut à droite, à l’insu des protagonistes, qui mettrons quelques instants à s’en rendre compte. Une séquence somme toute basique mais que Scorsese, par sa direction précise et la qualité parfaite de la photographie de Rodrigo Prieto (Le Loup de Wall Street, The Homesman, Argo, Babel…) et de la pellicule 35mm utilisée, parvient à rendre atypique. Il évoque là, en un plan, l’allégorie de la caverne de Platon, et en fait une métaphore du périple à venir des prêtres ; à savoir questionner la connaissance autant que la transmission.



« Avec Silence Scorsese fait preuve d'une maturité qui force le respect »



Faut-il accepter de se soumettre, et continuer de croire en secret, ou bien faire face aux tortures en gardant sa croyance intacte ? Ce dilemme est à la base de SILENCE. Pour beaucoup de fidèle, cela passera par une obligation de poser le pied sur un symbole de la foi chrétienne. Mais surtout cela amènera à une opposition, d’abord entre Rodrigues et Garupe, puis à un questionnement personnel pour Rodrigues, témoin impuissant des violences faites aux croyants. C’est d’ailleurs dans cette violence, si pure et explosive, que Scorsese est à la fois le plus scorsesien et le plus proche du cinéma japonais qui l’inspire. Comme avec cette décapitation éclaire d’un homme ; sabre soudainement brandit, le sang qui gicle et la tête qui tombe. Une brutalité qui rappelle aussi bien celle de Joe Pesci dans Les Affranchis que Kurosawa ou Kobayashi (pour ne citer qu’eux).


De même qu’avec ce personnage de Rodrigues, sur de son fait, qui refuse de questionner ses idéologies – il y a des points communs avec celui qu’Andrew Garfield interprétait dans Tu ne tueras point -, Scorsese touche à une forme d’extrémisme qu’il a pu évoquer dans bien d’autres genres. Et ainsi il en fait un personnage, bien que non mauvais, pas tellement héroïque. Certes, il sera prêt à se sacrifier pour ses fidèles (mais après quoi ?). Mais bien qu’en étant mis face à la position japonaise - compréhensible puisque après tout, le Japon avait déjà ses croyances avant l’évangélisation -, il se refuse à une remise en question, bien que faisant face à un doute personnel, sur sa propre croyance. Par cette complexité, ce non manichéisme du protagoniste principal, SILENCE tient finalement tout son intérêt. Au-delà même de la religion, Scorsese évoque de manière très personnelle la croyance (spirituelle ou autre) et la volonté de l’Homme. Peut-être de manière moins accessible que ses films les plus populaires, mais avec une forme de renouvellement mature qui force le respect.


Par Pierre Siclier, pour Le Blog du Cinéma

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le 3 févr. 2017

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