Bravo l’artiste… comme dirait l’ « autre ».

Le titre français du film de Sorrentino annonce d’emblée la difficulté qu’il devra surmonter pour recevoir l’accueil qu’il mérite pourtant amplement.
Annoncer « Silvio et les autres » alors que l’auteur avait choisi « Loro » (Eux), c’est enfermer le film dans un schéma narratif quand le film revendique absolument être une œuvre d’art («Tout est documenté, tout est arbitraire» en guise de manifeste), et c’est aussi dissimuler sous le nom du Cavaliere la question qui innerve l’œuvre: celle du populisme italien et de la société qu’il a construite (ou révélée).
Dans la perspective narrative, on peut malheureusement s’attendre à ce que l’iconographie banalisée de Berlusconi dans l’imag(inaire socio-politique collectif) saturera les imag(es à l’écran) et submergera l’argument :
Les filles, le bunga-bunga, l’argent, la politique italienne, Berlusconi … tout le monde connait n’est ce pas !?. Alors ce film ne serait qu’un exercice de voyeurisme (mais les images sont magnifiquement glamour, flamboyantes...et racoleuses), carrément lourd (mais les situations sont merveilleusement triviales et délicieusement typiques), et inutilement répréhensible (car qui donc voudrait ré-instruire le procès de Berlusconi ?)


Mais une œuvre d’art n’est pas une histoire. C’est une composition qui saisit l’air d’un temps et re-présente à son spectateur une évidence qui re-devient une question.
Dans cette perpective artistique, Sorrentino réalise une œuvre brillante dont la profondeur d’analyse, la rigueur de construction, l’ampleur du scope, la complexité de la palette, sont remarquables… tout en restant cinématographiquement belle, photogéniquement sensible.


Il nous montre un homme qui façonne le monde à son image selon un scénario qu’il dit connaitre (dans son âme) pour l’avoir inventé (et imposé via la télévision) : celui où des filles jeunes et jolies fournissent (vendent) des désirs préfabriqués comme d’autres des appartements. Celui où on partage des émotions standardisées par la télé(réalité) et des couchers de soleil à touristes en polychrome.
Il nous aussi montre un homme aimable et aimé, incroyablement doué d'empathie pour les gens (un vendeur extraordinaire), dont la sincérité et l’enthousiasme naïfs ne résisteront pas aux progrès du temps quand l’élan initial se complique de malentendus :
Il aime sa femme mais la trompe (quelquefois par trop d’attentions de façade), elle l’aime mais elle le quitte (épuisée d’attendre leurs retrouvailles),
Il trompe son « peuple » (pour quelques sénateurs), et inversement son peuple pervertit les fantasmes du maître en voulant trop bien l’imiter: (le sexe remplaçant le désir, la corruption l’affairisme, la cocaïne le Martini).
Sorrentino construit un tableau complexe, riche de multiples couleurs et détails (l’exercice de la vente immobilière au téléphone est une pure délectation, et un modèle d’école, l’histoire du dentier d’Aquilla est saisissante, la scène du manège est troublante …) qui semblent toujours être indispensables à la perception de l’argument d'ensemble, lequel dépasse largement l’image Berlusconienne :
« Loro » évoque « les Gens », ceux qui ont été fantasmés par l’expérience italienne d’un populisme précoce (et à ce titre la première partie du film montre comment « les gens » ont fantasmé en retour le personnage de Berlusconi), mais aussi les "Vrais" Gens, ceux qui sont vrais et à ce titre vieillissent à mesure que leurs fantasmes se décalent de ceux des générations nouvelles, ceux (Stella, les Pompiers, le fils de la femme au dentier) qui doivent composer avec les dérapages (le camion poubelle ?) anciens et les dégâts qu’ils laissent derrière eux.


Car Sorrentino, surexposant la société politique italienne, s’attache surtout à la phase de délitement de la création faustienne du populisme Berlusconien, au lendemain de la fête, Quand Berlusconi fait pathétiquement exploser son Volcan (Casanova.Fellini et Carnal Knowledge.Nichols), quand Sergio (le dauphin) se retrouve avec son vieux père, quand la ville s’écroule et laisse la communauté réelle sans voix, ni voie.
Les clichés frappants du film servent alors de commentaires, de notes de bas de page, à la catastrophe humanitaire qui en résulte :
L’individualité (transformée en mouton) meurt dès le début du film, sous les coups de butoirs de l’uniformisation (télévisée) du « peuple » que le Dottore a inventé.
Le genre humain (la statue du Christ) meurt à la fin dans l’effondrement de la ville, quand il devient évident que le lien entre ou avec les gens ne pourra pas être réinventé (l’échec de Sergio à assurer la relève de son modèle)
En renouvelant avec maestria le vieux cinéma social italien, et bien que l’Italie ne soit pas le Monde entier, ni le populisme Berlusconien celui d’aujourd’hui, « Loro » suggère de questionner son histoire sous l’angle spécial du fantasme:
Et… Si le populisme se caractérisait par le fait de se légitimer par la référence à un « peuple » qu’on ne définit jamais précisément (quand les non-populistes se réclameraient normalement de leurs électeurs, et du programme qu’ils leur propose), et finissait par inventer un (fantasme de) peuple qui s’imposerait à tous (au cas de sa victoire), et que ce fantasme modelait la société réelle, et que cette abstraction ne pouvait s’adapter à la réalité dans le temps … qu’adviendrait il ??
La fin du film est un silence pesant entre des (vrais) gens qui tournent le dos aux décombres de la ville.
Il faut aimer l’Art quand il nous interpelle. Sorrentino le fait très bien. Il serait dommage que les fantasmes personnels des uns et des autres (le Berlusconi imaginaire) empêche de le reconnaitre.

coramander
8
Écrit par

Créée

le 6 nov. 2018

Critique lue 195 fois

coramander

Écrit par

Critique lue 195 fois

D'autres avis sur Silvio et les autres

Silvio et les autres
Cinephile-doux
7

L'haleine d'un vieux

C'est toujours étrange de voir dresser le portrait au cinéma d'un homme toujours vivant. Berlusconi a 82 ans et a de moins en moins d'influence politique mais il poursuit sa quête obsessionnelle...

le 31 oct. 2018

9 j'aime

Silvio et les autres
limma
6

Critique de Silvio et les autres par limma

Silvio c'est Berlusconi, revu et corrigé, l'aspect sulfureux en moins. Une occasion pour Tony Servillo de tourner de nouveau avec Paolo Sorrentino et malgré quelque excès, l'acteur assure de bons...

le 6 mars 2019

8 j'aime

2

Silvio et les autres
dagrey
6

"Ragazza...."

Silvio et les autres retrace l'histoire très partielle du sulfureux ex président du conseil italien Silvio Berlusconi lors de son retour au pouvoir en 2015. Silvio et les autres est un biopic de...

le 13 nov. 2018

8 j'aime

2

Du même critique

Le Grand Bain
coramander
2

nager en rond, se mettre au carré ... et se noyer

c'est perturbant d'aimer des acteurs et de les voir patauger dans la soupe. c'est perturbant aussi d'aimer le mot "communauté" et de voir s'allonger la liste des films communautaristes. Lellouche...

le 7 nov. 2018

1 j'aime

Nos batailles
coramander
8

Moi et Nous sont sur un bateau...

Il serait dommage et injuste de ne voir dans ce film que l'histoire banale d'un couple soumis a des vents contraires où l'un des deux se retrouve brutalement seul ... à la barre par gros temps ... en...

le 14 oct. 2018

1 j'aime

Les Veuves
coramander
8

… et après le tremblement de terre, le chant des oiseaux

La bande annonce laisse envisager un scénario croustillant pour un film de genre habituel relevé d’une sauce plus féminine. Alors on y va pour passer un bon moment…Et puis le Film est là et impose...

le 16 déc. 2018