Par une ironie assez involontaire, le titre du film semble aussi bien désigner le destin de ses protagonistes que l'album qui en fut tiré, constitué d'inédits des grands noms de la scène rock du début des années 90. En effet, parent pauvre de la filmographie de Cameron Crowe (dont on retient surtout Say Anything, Jerry Maguire ou Almost Famous), Singles a surtout fait date pour sa bande son, album iconique de l'ère grunge.

C'est un peu faire injustice à ce film qui, pourtant, s'avère être un des premiers, plus célèbres et surtout le plus attachant "Gen X" coming-of-age movies, influençant des films générationnels tels que Threesome (Deux Garçons, Une Fille, Trois Possibilités), Reality Bites, et surtout des séries cultes où la colocation devient une nouvelle famille, comme Friends. C'est dire si ce genre de bobine symbolise à plein d'égard les années 90 et la culture de cette décennie.

Pas vraiment doté d'une trame narrative forte, Singles dresse, par le biais de saynètes chapitrées, le portrait d'un groupe de twenty-somethings vivant dans le même immeuble à Seattle en 1991. Crowe disait lui-même vouloir donner l'impression de s'immiscer dans la réalité de vraies personnes et la moitié du casting secondaire est constituée d'amateurs. L'autre moitié passe son temps à parler directement au public (le fameux "breaking the 4th wall"). Le thème n'est pas nouveau (on pense, entre autres, à St Elmo's Fire de Joel Schumacher ou à About Last Night d'Edward Zwick dans les années 80), mais la façon d'aborder ce moment post-adolescent de la vie l'est. Il n'est en effet plus question d'une génération yuppie, carriériste, où la réussite prend la forme du succès professionnel ; fidèle à ses convictions, Cameron Crowe propose en effet un film sur l'amour (c'est même écrit sur un graffiti dans le film, mais Crowe érige le cheesy en art poétique à longueur de films alors on lui pardonne un peu). Les cinq-six personnages centraux du film ont des parcours très divers (depuis le rocker grunge qui essaie de percer jusqu'à l'architecte, en passant par la serveuse au café du coin) mais sont unis par leur recherche de l'épanouissement amoureux, vaille que vaille. On y a vu un hymne à la "Génération X", cette génération de slackers qui semble ne plus se reconnaître dans la culture mainstream qui a guidé l'ère Reagan, à ceci près que, contrairement à son congénère Reality Bites, Singles montre ici une génération attachante. Le choix de la comédie et d'un humour attendri y est pour beaucoup.

Le problème, c'est que la formule chorale du film le rend moins percutant qu'un Reality Bites. Crowe qui excelle d'habitude dans l'écriture de ses personnages - on pense surtout à Lloyd Dobler, le héros de Say Anything - semble délaisser un peu ceux-ci, au profit de longues scènes contemplatives de concerts de rock, de tampons collés sur les poignets à l'entrée dans les clubs, etc. Il n'est d'ailleurs pas anodin que, du film, on retienne plus les rôles secondaires tenus par Bridget Fonda et surtout Matt Dillon, génial en wannabe-grungeo, plutôt que le couple central du film, incarné par Campbell Scott et Kyra Sedgwick. Un peu comme pour son premier scénario (Fast Times At Ridgemont High), Crowe semble plus fasciné par une culture que par raconter une histoire - funfact intéressant, d'ailleurs, il avait commencé à plancher sur ce scénario au début des années 80, dans la foulée de Fast Times..., avant de le reprendre en 1990, après les obsèques du leader de l'ancienne formule de Pearl Jam, se disant qu'il y avait un film à faire sur cette effervescence culturelle. Et en effet, on aura surtout retenu de ce film le milieu dans lequel cette bande de célibataires évolue, le Seattle underground de 1991, alors en plein momentum grunge.

Cameron Crowe, ex-journaliste musical, rend hommage à sa ville d'adoption et à sa passion pour la musique en gratifiant son film de caméos en or massif, tels que Pearl Jam, Alice in Chains ou Soundgarden. Il est à noter que tous étaient relativement inconnus au moment du tournage du film, confirmant la réputation de Crowe d'avoir un excellent flair pour saisir les éléments culturels marquant d'une génération ("backdoor zeitgeister", dira le Washington Post). Crowe était même tellement en avance sur son temps que l'OST comprenait initialement le Smells Like Teen Spirit de Nirvana, sauf que, tourné début 1991, sorti fin 1992, entre temps, Nevermind avait explosé, rendant l'utilisation de la chanson ou du groupe beaucoup trop onéreuse. Pourtant, au-delà du poncif lénifiant de type "la ville est un personnage à part entière du film", via notamment la contre-culture qu'elle incarne, on peut retourner l'enjeu du film, en observant qu'il n'est pas anodin que, pour parler de grunge, Crowe choisisse de partir des errements sentimentaux d'une paire de twenty-somethings. Est-ce un film sur une étape de la vie, ou un film sur un mouvement contre-culturel ? Mais dans le fond, est-il possible de dissocier les deux ?
VirginiA
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le 19 avr. 2012

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VirginiA

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