On ne verra pas toute suite la blancheur de la neige et le vaste dehors. Comme si Bong Joon-ho tentait de substituer notre regard aux personnages avec qui il commence, ces "queutards", ces "parasites", ces misérables aux plaies béantes et aux dents sales. Le film commence et le film est sale, terne, dénué de lumière. Nous sommes à l'arrière du train, à l'arrière de l'humanité. Les corps sont entassés dans l'odeur nauséabonde et le train roule, le train roule mais les femmes et les hommes de bougent pas. Comme s'il n'y avait plus que cela, l'immobilisme. Le regard condamné, pas de présent, pas d'avenir, juste une cave plein de corps et rien d'autres autour. Juste le bruit du fer qui s'entrechoque. Juste le bruit des rails prolongées à l'infini.
"Parcourant la blanche immensité d'un hiver éternel et glacé, d'un bout à l'autre de la planète, roule un train qui jamais ne s'arrête."
C'était cette phrase définitive et à la poésie désespérée qui ouvrait la magnifique bande dessinée de Rochette. Et engageait une voie d'épures, de noirceur, fixé sur un crane chauve, une paire de dents serrées et une haine concentrée. Bong Joon-ho invente à cette histoire un double cinématographique déchaîné, étire son récit et le complexifie pour en approcher un regard plus précis encore. La bande-dessinée pratiquait un art de la répétition, celui de Bong Joon-ho relève de la nuance, d'une perpétuelle réinvention pour montrer davantage que tout se dirige vers l'horreur. Dynamitant de l’intérieur le grand spectacle hollywoodien qu'il n'oublie pas non plus de servir (le film est un grand spectacle, et est peut-être le film le plus spectaculaire vu cette année), le cinéaste dessine une vision humaine mais sans espoir, extrêmement subtile du monde. Pour imposer leur révolution, le groupe des "queutards" devra à tout prix rejoindre la tête, le premier wagon, là où tous les rouages s’actionnent. Mais cette "tête" est à l'origine d'un mystère, d'une fascination résignée. Elle est l'inconnu, le but, le mythe : c'est ce qui mettra ceux qui y parviendront en face de leur propre vide, de leur propre vertige. Il est prudent de ne pas révéler la fin, mais il n'est pas interdit de dire que "Snowpiercer" ne réserve pas de happy-end, juste un noir total et une question passionnante, ambiguë : cette énergie de la révolution, ce courage qui a peut-être tiré la race humaine vers le haut, et si ce n'était qu'un rouage de la machine ? Et si les puissants contrôlaient même chaque rare débordement de leur propre ouvrage ? C'est dans ce vide, dans ce trouble que le film se clôt. Il garde en tête l'image de toutes ses péripéties, moments de jouissance qui porte l'espoir d'arriver au but, et en soulève la lisse surface : dessous, il ne reste que le cœur noir des hommes et plus rien d'autre. Chaque tableau qui composent le film, tous impressionnants de beauté et de variété esthétiques, dessinant du grotesque au spectaculaire un film délibérément mutant ; sont tous clôt par une explosion de violence. Tous ces climax baignés de sang n'ont rien de jouissif. Il sont exécutés dans un environnement trouble (brume orange, noir total) où la rage intérieure de ses participants se permet d'être expulsée dans sa plus grande horreur. La violence, chez Bong Joon-ho, n'a rien de drôle. Elle est faite en silence (l'hallucinante séquence du sauna, la plus belle de l'année) et dans une douleur crispée, qui devine la part sombre de l'être humain. Si vers la fin le film s'essouffle et commence à expliquer trop clairement et démonstrativement ses enjeux émotionnels (le dialogue devant la porte), il se reprend vite et invente un gouffre narratif, trou noir hallucinant au sein du film, qui inverse la perspective que nous en avions et anéantit l'espoir.
Mais Le Transperceneige n'est pas l'oeuvre d'un nihiliste, plutôt celle d'un humaniste lucide, qui profite de l'horizontalité de l'univers qu'il dépeint, pour observer le visage bizarre et hermétique de ses personnages sous un angle rarement érigé en principe de mise en scène : ces visages tels que le cinéaste les perçoit sont coupés, de profil. Ne libérant qu'une partie d'eux, celle de la rage, de la haine, de la colère. Tandis que l'autre partie, derrière la caméra, celle de l'amour, de la compassion, de la raison et de l'humanité ; est dehors, derrière les vitres : disparue, devenue bloc. Gelée par le froid éternel.