Splendeurs et misères des livraisons.
Le monde idéalisé décrit par Ken Loach dans Sorry we missed you (2019) est bien vite frappé par la désillusion. Même si les gens se parlent, qu’ils sont sympathiques les uns avec les autres (notamment cette inconnue qui aborde Abby à l’arrêt de bus, et Abby elle-même, qui prend plus de temps que prévu chez ceux qu’elle refuse de traiter de « clients » ; Ricky qui tente d’être aimable avec les siens), malgré tout, la société les rattrape et les incite au vice, à l’égoïsme: la famille Turner résiste jusqu'au bout. L’utopie n’a pas le temps de poindre que déjà c’est l’enfer : le travail de Ricky, nécessaire pour combler les dettes, tourne vite à l’oppression ; la famille Turner se déchire ; le patron de Ricky se révèle diabolique. Ces trois thèmes sonnent comme une devise funèbre, comme un glas, un refrain terrible.
Un œil semble guetter cette famille, et son père, Ricky : un œil angoissant, sorte de « Big Brother ». Et cette référence n’est pas anodine, puisque les « Big data » dont parle le client ronchon, sont les Big Brother de notre temps. Par ailleurs, la machine qui permet de suivre les colis, entre autres options, et que Ricky ne doit pas perdre, est tout autant un moyen de surveillance : la liberté est bafouée dans ce monde-là. Cet œil qui met la pression sur les individus, c’est l’œil des inégalités. Pour revenir à Georges Orwell, citons son autre chef-d’œuvre, La ferme des animaux : « Tous les animaux sont égaux mais certains le sont plus que d’autres. ». Cela transparaît dans ce film, peu à peu rongé par l’injustice sociale : l’égalité aussi est donc désabusée. Enfin, malgré tous les efforts des âmes pures, malgré tous ces petits gestes et ces petits mots, la fraternité croule – à l’image de la gifle monumentale que finit par donner Ricky à son fils déjà parti dans les vicissitudes de la société, Seb. Mais les femmes – aussi bien l’épouse, Abby, que la fille, Liza Jane – sont l’espoir. Le pire sans doute, c’est qu’elles craquent à leur tour – ce sont des humains après tout… Le fardeau est pesant pour tout le monde ! Les tensions montent sans cesse, sans jamais redescendre vraiment – sauf dans la dispute agressive et violente entre le père et le fils. La famille survit-elle vraiment à ces acharnements ? Quand l’épouse, la fille et le fils font tout pour empêcher le père et mari d’aller travailler mais qu’il s’entête, fonce droit vers un avenir dont on ne sait rien (vers l’abattoir comme le cheval de La ferme des animaux ? vers la gloire ?) : la société est parvenue à désunir une famille qui avait réussi à se réunir. Mais Ricky ne se rebelle pas, même après son agression : c’est sa femme qui engueule le patron au téléphone. Mais Ricky ne dit rien, il veut la paix. S’il avait lu Orwell, il aurait su que la paix s’obtient après la guerre dans ce genre de monde dystopique. Mieux, cet homme ne fera définitivement pas la révolution : borgne, boiteux, sanguinolent, il prend son camion et va au travail, car il sait, comme Orwell, que dans ce monde affreux rien ne change vraiment, que « du point de vue de la classe inférieure, aucun changement historique n’a jamais signifié beaucoup plus qu’un changement du nom des maîtres. ». Contre cette devise glaçante, qui en rappelle une autre, il ne peut plus résister, il collabore à ce système infamant.
Le spectateur, lui, subit, comme un témoin impuissant. Il a beau pleurer, s’indigner, sourire des petits gestes innocents et gentils, il subit ces images et la tension monte dans son corps. Au cinéma, c’est le corps tout entier qui regarde et plus seulement les yeux. Et le spectateur s’excuse, comme dans le titre, de n’avoir rien fait : que pouvait-il faire ? Il a payé son ticket… On lui a livré le film: mais Ricky, qui passe ses journées à livrer des colis, lui livre une leçon, une histoire, sa vie. Ainsi le spectateur sort-il de la salle, sans doute confus, interloqué, peut-être intrigué ou dubitatif. Mais lui, il peut faire la révolution car lui, il vit dans la réalité. Il a vu ce qu’il ne voulait pas forcément voir ou admettre, ou ce qu’il savait déjà et qui confirme ses convictions, et il peut aller défendre Ricky Turner et sa famille, et ses collègues (et ses amis ?). Ricky Turner ne fera pas la révolution, mais la créera-t-il, à la façon d’un John Doe tout droit sorti de L’homme de la rue de Capra (1941) ? Ken Loach réalise une dystopie moderne… car peut-on encore croire à quelconque utopie ? D’ailleurs, une fois le film fini, un spectateur s’exclama « C’est pareil en France… venez à la manif le 17 ! » (Le fait que la bande d’amis graffeurs de Seb revêtent des gilets jaunes dans le but de se montrer justement, semble trop clair pour n’être pas un clin d’œil malicieux à la France).