Sorry We missed you, c’est ce mot que l’on placarde sur la porte d’entrée ou que l’on dépose dans la boîte aux lettres, destiné à avertir le consommateur absent que son produit est reparti en stockage. Et ce n’est pas un hasard si c’est la fille de Ricky Turner qui remplit le formulaire, indiquant au passage les dégâts qu’ont causés les attaques d’un chien sur le pantalon de son père. Car Ken Loach met en scène une ubérisation de la société à deux vitesses mais aux mêmes retombées : manquer ses enfants, sacrifier sa famille. Deux vitesses : Abbie est aide à domicile, elle doit veiller sur les personnes en situation de dépendance tout en faisant en sorte que celles-ci, malgré leurs difficultés, se sentent utiles. Abbie est un corps omniprésent qui réconforte et donne de l’espoir. Ricky, quant à lui, est livreur à domicile : il doit être rapide mais rester invisible, un corps qui arrive à l’heure, ne se plaint pas, ne fait pas de vagues.


Deux vitesses pour une seule ubérisation, celle qui, en donnant au particulier l’illusion d’une liberté de mouvement, réquisitionne son véhicule et gangrène son temps de vie, telle une épidémie que transporterait dans ses cellules le travailleur avant de contaminer les siens. Ainsi, la famille est une unité menacée de fragmentation : couchée à côté de son époux, Abbie parle d’enlisement, dit que « plus on travaille plus on fait d’heures et plus on s’enlise ». Ken Loach n’a pas son pareil pour construire un engrenage, pour faire de l’enlisement non pas un simple thème mais le fondement tragique de sa structure dramatique. Les livraisons se font toujours plus douloureuses, de même que les soins à la personne. Face à l’absence des parents, les enfants remplissent le vide : Sebastian tombe dans la délinquance et vole dans les magasins la peinture nécessaire aux expressions plastiques d’une identité en perpétuelle redéfinition qui s’axe autour d’un rejet de la figure paternelle.


Sorry We missed you compose donc un drame social à la critique acerbe qui révèle sans artifices les mécanismes d’une servitude volontaire acceptée au nom de l’argent, maître-mot et finalité de toute chose. Il n’oublie cependant pas de brosser le portrait de personnages forts, brillamment interprétés, qui sont enfermés dans une solitude dont ils ne réussissent à se délivrer que dans la douleur. La dépendance ainsi que la détresse affective qui en résulte se voient déclinées sur trois générations – les jeunes, les adultes, les vieux – pour mieux saisir un malaise universel, reflet désespéré de notre société contemporaine tout aussi désespérée. Une œuvre captivante et toujours à fleur de peau qui mêle les tons pour saisir l’humain dans sa justesse fondamentale, créer une urgence cinématographique, un cri de détresse qui dit que là, maintenant, on agonise.

Fêtons_le_cinéma
9

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le 20 mars 2020

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