« Le désordre le plus affreux et le plus total qu'il m'est été donné
de voir »

Andrew O'Hehir.



« Kelly ne rend pas son nouveau film si facile à aimer, tant il joue
de rebondissements et menace de disparaître dans le terrier de ses
obsessions. »

Manohla Dargis (New York Times)



« Southland Tales fut si mauvais qu'il me fit me demander si Kelly
avait déjà rencontré un être humain ».

Jason Solomons (The Observer)



« Les placements de caméras et les cadrages de Kelly sont dans les
meilleurs manuels scolaires mais se révèlent calimiteusement médiocres »
.
Glenn Kenny (Premiere)



« Kelly vise haut mais a dû tirer trop près de ses oreilles. Voila la
seule façon de rendre compte de la qualité de ses dialogues. »

David Edelstein (New York Magazine)



Aucune ambiguïté possible : c'est à un véritable lynchage auquel s'est livré la critique sur « Southland Tales », deuxième film de Richard Kelly, lors de sa présentation officielle au festival de Cannes de 2006.
« Affreux, mauvais, calamiteux, médiocre, etc… » quelque soient les pays, quelque soient les journaux, on n'y est pas allé de main morte au sujet du dernier long-métrage de ce jeune réalisateur plutôt prometteur, celui qui s'était illustré six années plutôt avec son estimé Donnie Darko.


Il est vrai qu'à la vue de sa bande-annonce, ce « Southland Tales » apparaissait comme un véritable ovni dont on se demandait bien ce qu'il pourrait en ressortir.
Malheureusement – et j'ai envie de dire, scandaleusement – seuls les critiques cannois auront eu le droit de se faire leur idée sur grand écran puisque, suite à ce lynchage en règle, le film ne trouvera même pas de distributeur pour être projeté aux Etats-Unis ni à l'étranger.
Bien que remonté par Kelly car jugé trop long et trop fouillis, seules de très rares salles américaines, et quelques élues britanniques, auront connu cet infime honneur.
Au final, ce film sortira assez rapidement en DVD un peu partout.
En France, à part à Cannes, aucune salle n’aura eu ainsi l’occasion de projeter ce film…


J’avoue qu’un tel sort m’a rapidement intrigué.
Un bannissement pareil à l’encontre d’un film de Richard Kelly dont j’avais tant apprécié le « Donnie Darko » ? Mais quelle drôle de manigance…
Le pire était surtout qu’on ne semblait pas avoir lynché pour malhonnêteté ou pour manque de savoir-faire.
Non. Kelly semble avoir été jeté dans la fosse aux lions pour avoir été « désordonné », « obsédé », « difficile à aimer »… et je ne reprends là que les mots des critiques ci-dessus.
Un auteur doit-il donc être accessible, soucieux d'être aimé, et respectueux du saint ordre pour ne pas se voir affublé des qualificatifs de « mauvais » et de « calamiteux » ? Alors c'est Lynch qu'on enterre ! C'est Kubrick que l'on damne à jamais !
J’en avais trop entendu pour ne pas chercher à me faire une opinion.
Soit ces critiques étaient justifiées et il fallait alors que je sache à quoi ressemblait un film aussi épouvantable, soit ce « Southland Tales » était une perle rare parce qu’iconoclaste, et dans ce cas, cette perle, il me la fallait.


Or, depuis tout ce temps, j’ai eu l’occasion de le voir ce « Southland Tales ». D’abord grâce à la magie des réseaux, puis grâce à la distribution en Europe de ce film en blu-ray.
Ce film je l’ai vu et revu, et à chaque fois le même verdict.
J’avais là ma perle.
J’étais un cinéphile ravi.


Car oui, de mon humble avis « Southland Tales » est un film vraiment à part qui mérite d’être observé avec un œil neuf et certainement pas avec une grille standard de spectateur lambda.
« Désordonné ? » Pour sûr, ce « Southland Tales » l'est.
« Obsédé ? » Peut-être l’est-il aussi. C'est un qualificatif à discuter.
« Difficile à aimer ? » Tout dépend de sa propre posture à l’égard de son cinéma.
On est responsable de ce qu’on aime ou pas, pourrais-je alors dire en déformant quelque peu les propos que l’auguste Moizi emprunte à Jean-Marie Straub.


L'ironie de toute cette histoire c’est qu’en fin de compte Richard Kelly et son film ont été victimes de ce qu'ils cherchaient justement à mettre en images : le bouleversement des jeux de respectabilité ; le renversement des étiquettes ; la mise en évidence de toute une futilité… …Celle d’un monde.
This is the way the world ends…
La fin du monde. Voilà déjà la première audace à laquelle invite ce « Southland Tales ».
Non pas une fin glorieuse. Mais juste un bang. Comme un banal ballon de baudruche…


Tout commence le 4 juillet 2008.
Caméscope au poing, on filme les festivités parmi la middle-class américaine.
Soudain un flash blanc. Au dehors apparaît dans le ciel l'imposante silhouette d'un champignon atomique.
Les Etats-Unis attaqués, commence alors la troisième guerre mondiale, le tout sur fond d'élections présidentielles qui pourraient bien influer sur les libertés civiques au sein du pays.
« This is the way the world ends » nous rappelle-t-on alors.
C'est ainsi que le monde prend fin…


L'annonce de la fin du monde semble décidemment être un thème de prédilection chez Richard Kelly puisque après un lapin géant qui annonce l'apocalypse à un jeune adolescent dans « Donnie Darko », voila maintenant qu'elle est prophétisée par une star du X et un acteur un peu décérébré.
Les adeptes du premier film de Richard Kelly retrouveront d'ailleurs leurs marques progressivement. Même si le ton est nettement plus frapadingue, on retrouve cette mélancolie lancinante propre à « Donnie Darko ».
Au fond, le premier film de Kelly avait déjà cette drôle d'ambiguïté entre l'aspect contemporain et fantastique de son univers. Il ne se déroulait pas dans le temps présent mais quelques années auparavant, juste avant l'élection présidentielle de George Bush en 1988. Cela lui conférait un aspect aussi bien actuel que décalé.
Même chose pour ce « Southland Tales », on est en 2008 (le film est tourné en 2006), donc théoriquement un peu dans le futur.
On retrouve une situation qui nous semble pleinement contemporaine, mais tout de même légèrement décalée…


« Southland Tales » semble donc déjà dégager un « style Kelly », mais néanmoins ce film se distingue aussi pleinement de son prédécesseur et surprend par son ton.
Oui, « Southland Tales » donne l’impression de s'orienter vers un registre grave en évoquant une fin du monde qu'il ose lier avec des questions d'actualité chaudes et sérieuses comme la guerre en Irak, le Patriot Act ou même certains propos de l'actuel président Bush. Mais au final le ton se révèle beaucoup plus relâché qu’on aurait pu le penser.
Kelly s'ose d'ailleurs à traiter cette étrange association sur le ton de la farce. C'est du moins ce qu'il laisse supposer au début de son film, avec une mise en scène décalée et surtout, une volonté affirmée de tourner dès le départ en ridicule sa propre démarche.


L’entreprise est d’autant plus déstabilisante que « Southland Tales » ne cesse de bousculer nos repères sur toute sa première heure.
L'intrigue se déroule sur plusieurs plans, avec des personnages dont on a du mal à cerner le lien, surtout que nombre d'évènements ne sont expliqués qu'une fois qu'ils se sont déroulés.
Voila donc un film qui appelle à la confusion, d'autant plus que chaque bout que l'on parvient à saisir ne semble avoir ni queue ni tête, où tout simplement aucun intérêt.
Cette histoire de mystérieuse disparition d'un célèbre acteur – un dénommé Boxer Santaros (incarné par Dwayne Johnson) – tombe bien vite en eau de boudin sitôt on le découvre aux bras du star du X – une certaine Krysta Now (incarnée Sarah Michelle Gellar – avec laquelle il a écrit une histoire de science-fiction absolument pathétique, mais dont on découvrira pourtant par la suite…


…que cette histoire s’avère être la véritable trame de ce « Southland Tales ».


Et on ne va pas se mentir, commencer comme ça, c’est vrai que ça peut laisser le spectateur un brin perplexe.
Tourner en ridicule son propre scénario ? Quel intérêt ?
Que peut-on bien tirer d'un film qui se tourne lui-même en ridicule ?


A dire vrai, c'est là toute la clef de la démarche.
Au fond, ce n'est pas le film qui se tourne lui-même en ridicule, mais c'est plutôt le spectateur qui le considère comme voulant être ridicule.
C'est à partir des signaux qui lui semblent clairs – et que Kelly lui envoie intentionnellement – qu'il attribue une étiquette négative à l'ensemble de l'intrigue et des personnages.
En effet, à la base, une histoire de science-fiction n'a rien de ridicule par nature. Mais une histoire de science fiction racontée par un acteur décérébré, qui plus est incarné lui-même par une ancienne star du catch au jeu d'acteur limité, auquel s'ajoute une participation scénaristique de la part d'une actrice porno aux raisonnements forts simplistes : on ne peut que le prendre au ridicule.
Pour le coup on a vraiment affaire là à une démarche téléguidée.
Et il suffit de regarder le casting pour comprendre jusqu’où la démarche a été poussée.
Seann William Scott alias Stiffler dans « American Pie » ; Mandy Moore, Justin Timberlake (alors encore davantage pop-star qu’acteur), auquel s'ajoute donc The Rock (alors aussi plus catcheur qu’acteur) et Buffy…
Nul n'est amené à être perçu comme sérieux ou légitime dans sa posture. « Southland Tales » ne fait que mettre-en-scène les seconds couteaux de la seconde zone. Un film de tocards porté par des tocards.
La logique de mise en abime est décidemment poussée jusqu’à son paroxysme.


« Mais tout ça pour quoi ? » me diriez-vous.
Un échec volontaire ne constitue en rien une réussite au cinéma…
La vraie question c’est de savoir ce que ça offre comme perspective au spectateur qui se risque face à un tel ouvrage…
Et bien justement, là où « Southland Tales » devient intéressant, c'est lorsque dans sa deuxième partie, il se décide à renverser la donne ; au moment où le monde vient à s’écrouler.
Car de quoi la fin du monde devient-elle le nom dans ce métrage de Richard Kelly ?


Est-elle la conséquence du chaos semé par ces dangereux Neo-Marxistes ?
…ou bien découle-t-elle de la décadence morale et intellectuelle insufflée par la candide Krysta Now ?


Eh bien non. Rien de tout ça.
Quand bien même nos représentations morales ont eu tendance à rapidement les stigmatiser comme des symboles de déchéance, de non-culture, voire de non-société, ce ne sont pas d’eux qu’est survenue la fin du monde.
Mieux que ça, on constate qu’au contraire, dans cette situation apocalyptique, ils ont été ceux qui ont su s’y montrer les plus lucides.


Tout d'abord, nous qui riions encore il y a peu de l'histoire absurde et simplette écrite par cet acteur basique et de son hardeuse candide, voilà qu'on nous la présente finalement comme le récit de la réalité ; de la réalité à venir.
De piètres dramaturges les voilà devenus prophètes
La femme de Santaros, autre blonde appelée à être tournée en ridicule, accuse un instant le Baron Von Westphalen d'être un traître. Le clan familial lui démontre par a+b qu'elle raconte n'importe quoi, et pourtant à elle aussi la fin donnera raison.
On se moquera de Roland Tarvener, incarné par Seann William Scott, parce qu'il ne va plus aux toilettes depuis six jours. Mais dans les faits c’était parce qu’il était un messie apprendra-t-on à la fin.


Tous les personnages appelés à être ridiculisés voient leur image toujours renversée.
Les cartes, depuis le départ, étaient brouillées.
Mais la faute n’en vient pas des personnages eux-mêmes à l’air de nous dire Kelly. Le problème est venu de nos représentations. De notre monde.
This is the way the world ends…


Et c’est à ce moment-là que « Southland Tales » ouvre progressivement une brèche. Une brèche de cinéma.
Dans cette fin du monde – dans cette étrange apocalypse – le spectateur est dès lors confronté à un autre renversement : non plus celui des étiquettes mais celui des valeurs.
Car face à l’apocalypse, les choses prennent soudainement un tout autre sens.
Les hédonistes et les festifs deviennent ceux qui prennent le mieux la portée de l’instant et qui savent s’adapter en conséquence.


Alors que les rebondissements politiques du Baron Von Westphalen deviennent incroyablement superflus à la veille d'un jugement dernier, la danse sensuelle entre Santaros et ses deux nymphes y répond par des allures d'accomplissement final presque religieux.


Paradoxalement, ce « Southland Tales », à l'image d'un « Donnie Darko », s'éloigne de la dramaturgie au fur et à mesure que la fin inexorable approche.
La mort devient un soulagement dans la mesure où elle a une portée d'accomplissement et surtout de sens.
C'est le cas de cette apocalypse-ci où la destruction est ici signe de vie ; vie au jour le jour, vie de l’instant qui reste.


Et alors que les nantis s’entretuent dans leur fébrile vaisseau, les va-nu-pieds tant méprisés rétablissent cette harmonie que tous avaient perdues.
C’est ce baiser serein entre l’acteur et la porn-star que toute une élite regarde comme médusée par la révélation divine ; c’est cette réconciliation intérieure entre les deux Roland Taverner. C’est la remise à égalité de tout un monde par une révolution festive et une roquette tirée dans une baudruche trop gonflée.


Au fond, dans « Southland Tales », le véritable désordre n'est paradoxalement pas celui où les gens sortent n'importe comment dans la rue dans une atmosphère de simili-anarchie.
Au contraire, ici tout semble prendre un sens au sein de cette diversité de prise de liberté.
Le véritable chaos, la véritable anarchie est finalement à chercher dans le désordre du début de film, où tout le monde peut se faire descendre sans vraiment en comprendre le sens ; où les soldats pointent la foule du haut de leur mirador et les descendent comme à fête foraine ; et où une atmosphère de violence plane dans le pays et dans le monde sans qu'on en connaisse vraiment la raison.
Ainsi, les garants de la culture et de la civilisation sont ces tocards, ces hommes et ces femmes qui vivent au jour le jour et qui débattent de liberté sexuelle en lingerie fine allongées sur des canapés plutôt que ces Mesdames et Messieurs qui se dressent tels les protecteurs d’un monde qui n’est au fond lui-même qu’une vaste farce.
Et c’est pour cela que le monde éclate comme un ballon de baudruche plutôt que dans le supir calme d’un être ayant bien vécu.
Parce qu’au fond, tout ça n’est qu’une vaste farce.
…Une farce qu’on ne sait pas voir…


Au fond je trouve ça assez risible que « Southland Tales » ait fini par se faire ostraciser par ceux-là même qui étaient visés par cette vaste blague.
Avec le recul, cela dit quand même pas mal de choses sur la pertinence de l’angle d’attaque choisi par Richard Kelly pour conduire cette œuvre.
Et s’il est bien vrai que ce « Southland Tales » est une œuvre désordonnée et difficile à aimer, elle n’en reste pas moins une véritable œuvre de cinéma total qui, à défaut d’être accessible et appréciable par tous, présente néanmoins l’indéniable privilège d’être cohérente avec elle-même et surtout unique dans son approche.
Et ça, au cinéma, c’est bien trop rare pour être boudé, surtout quand on sait qu’on coupe les têtes des rares auteurs qui osent s’y risquer…

lhomme-grenouille
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le 17 sept. 2017

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