Spencer
6.4
Spencer

Film de Pablo Larraín (2021)

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Pétrification du désenchantement

Par-delà les parures, les joailleries et les sourires factices que revêt Diana, plumage de cristal fendu jusqu’à la pointe des ailes, se tapit le désenchantement mélancolique de la frêle et diaphane diva, le vertige d’une existence écourtée, effeuillée, ciselée par les pressions environnantes, de l’attention médiatique obsessionnelle à la rigueur névrosée des traditions monarchiques. Les cérémonies sont nombreuses dans la contrée illusionnée du paraître royal et la caméra de Larraín les poursuit admirablement avec une solennité et un recueillement qui travestissent les simples mouvements spatiaux en valses élégamment cadencées, capturant au passage au sein du symétrique paysage l’instabilité de cette enfant qu’on a affublée de vêtements trop grands.


Petit conte crépusculaire, Spencer s’apparente à une mélodie envoûtante qui, rythmée par un découpage et un cadrage réfléchis, tresse magnifiquement les thèmes de sororité, d’amour filial et de malaise existentiel. Dès l’ouverture, le ton et l’ambiance sont magistralement inoculés; le rituel militaire qui non seulement annonce l’atmosphère oppressante dans laquelle sera emprisonnée la protagoniste, mais convoque et introduit la suite ininterrompue de rites à venir, délivre une entrée en scène traduisant parfaitement la maîtrise formelle et les aspirations poétiques du réalisateur chilien.


Œuvre de contrastes et de nuances, témoignage de la sensibilité du metteur en scène, Spencer se compose de techniques contraires et de tonalités opposées, miroirs de l’existence double de la jeune mère étriquée par les conventions qui détricotent ses comportements disgracieux, son humble désir d’une vie ordinaire ainsi que ses manies autodestructrices. Le chevauchement perpétuel d’une expressive photographie romantique et d’une bande originale naviguant entre classicisme euphonique et envolées anxiogènes peaufine le style particulier du long métrage, ses visions singulières de l’univers désaccordé de la protagoniste. Développée à partir de l’errance psychique et physique de la princesse, l’apparence formelle est teintée de ses sursauts mélancoliques, voyageant naturellement d’une idée visuelle vers une autre (souvent en rupture avec la précédente), bâtissant une esthétique protéiforme, toujours changeante, toujours somptueuse.


Évitant d’expliciter lourdement son message, le réalisateur façonne une œuvre qui raconte le manque d’amour, l’incompréhension du prochain et les répressions sentimentales, insufflant en contre-pied superbe un amour bouleversant, une touchante humanité contenue dans le développement de chaque personnage dessiné. Si Lady Diana est malheureuse, si elle est brimée, infantilisée et marginalisée, si on lui refuse la simplicité banale à laquelle elle aspire, la faute incombe à tout le monde et à personne à la fois; chacun constitue involontairement un fragment du problème, mais aucun n’est fondamentalement méchant. Tour à tour sont révélées les émotions refoulées et un constat s’impose, irrémédiable : l’amour est partout encagé, étouffé afin de ne pas rompre l’uniformité, symbole d’un monde ankylosé où la superficialité neurasthénique l’emporte sur l’honnêteté.


À l’image du pigeon placé en début de long métrage comme un symbole prophétique, le récit emprunte une voie subtile afin de dresser le tableau finement échafaudé du milieu aliénant des vastes et opulentes demeures. Les images du palais désincarné se succèdent et à travers celles-ci se faufilent des apartés individuels, générés par la présence inopinée de Diana, qui rompent le silence à coups de marques d’affection imperceptibles. Enfance volée, destin imposé, monde perverti; ce sont les clés balisées avec adresse par l’auteur qui transforment la simple autopsie psychologique en portrait lyrique. Chimère née de sa paranoïa, le dialogue qui s’établit avec Anne Boleyn, au destin étrangement similaire, se meut ainsi en une vibrante image de son isolement et, avec quelques autres scènes de rêveries cauchemardesques magnifiques, confirme la sensation de retranchement psychologique qui émane du récit.


Toutefois, si les progressions dramatiques se fondent discrètement dans le corps narratif, la maîtrise formelle de Larraín, qui articule les idées scénaristiques avec brio, culmine au cœur d’une apothéose visuelle usant de l’image afin de modeler les thématiques disséminées. Érigeant des compositions stables, précises, magnifiées par la symétrie des espaces linéaires, le formalisme du metteur en scène multiplie les figures de style cinématographiques (gradations et hyperboles) et enchevêtre des propositions excentriques, relevant autant de l’imagerie horrifique et de l’ambiance fantastique que du charme classique. La beauté foncièrement cabalistique des peintures forgées, toutes munies d’un traitement de l’espace hypnotisant par son onirisme, parachève la représentation immersive des états d’âme de l’héroïne, l’exploration souterraine de ses abysses spirituelles.


Telle une méticuleuse procession, Spencer cristallise les troubles d’une jeune femme à la trajectoire préfabriquée, transformée en symbole intemporel, et concentre, à travers sa splendeur photographique, le pudique respect du regard de Pablo Larraín, déchirant de sensibilité. Et l’on y assiste, chaviré, chavirant, souhaitant mieux pour cette gamine qui, peu à peu, pâlit et se fane, contemplant sa chute, pétrifiée par l’inéluctabilité de son sort, condamnée à ne posséder que la beauté, tel un faisan qui, paré de ses plus beaux atours, devra tôt ou tard affronter le plomb des carabines.

mile-Frve
9
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Créée

le 9 déc. 2021

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Émile Frève

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10

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