Ceci ne se veut ni une analyse exhaustive, ni une critique à proprement parler ; d'autres que moi sur Sens Critique s'y sont attelés avec beaucoup plus de pertinence et de brio. Mon but est plutôt d'établir la filiation de ce Stalker, de montrer que de par ces thèmes aussi bien que son traitement, il est l'héritier d'un siècle de fiction russe, dont le réalisateur Andreï Tarkovski fut probablement le meilleur chantre au sein d'un cinéma soviétique foisonnant mais sclérosé par la censure idéologique.


Attention, loin de moi l'idée de vouloir limiter Stalker - et l'oeuvre de Tarkovski en général - à un prisme strictement russo-soviétique : ses grilles de lectures sont d'autant plus multiples que l'action ne se situe pas explicitement en URSS. Le propos du film est si universel qu'il peut tout à fait être abordé en faisant une totale abstraction du contexte et des origines de sa création - ce qui est la marque de toute bonne science-fiction. Néanmoins, il me paraît pertinent de remettre Stalker "en famille", pour ainsi dire, de montrer qu'il n'est nullement une anomalie mais l'aboutissement, du moins sous sa forme cinématographique, d'une longue tradition artistique.


C'est à dessein que j'ai employé le mot "famille", car Andreï Tarkovski était littéralement lié par le sang à cette tradition : fils du poète Arseni Tarkovski (dont plusieurs vers apparaissent en voix-off dans Stalker), il inscrit très tôt son cinéma dans la continuité de l'oeuvre littéraire de son père, lui-même de plain-pied dans une mouvance sinon contestataire, du moins en marge du "réalisme socialiste" cher au régime stalinien. Mysticisme oriental et ode à la Nature imprègnent donc aussi bien les poèmes du père que le films du fils. Il est tentant de politiser Stalker en particulier, mais il ne faut pas perdre de vue que les Tarkovski, pas plus que Boulgakov, Mandelstam, Akhmatova, Pasternak et autres auteurs de cette période, n'ont jamais eu à cœur de renverser le régime communiste : ils ne revendiquaient guère que la liberté de s'exprimer, ce qui était un acte politique en soi, mais pas forcément conçu comme tel.


Ce désir de liberté est bien sûr au cœur-même de Stalker : elle n'est pas un fin en soi, mais c'est bien elle que recherchent l'Écrivain et le Professeur, guidés par le Passeur, ou "Stalker". La dangerosité de leur exil, sous le feu des mitraillettes, renvoie au destin de tous ces artistes et scientifiques persécutés par le régime, alors qu'ils ne faisaient que leur travail. Mais à aucun moment ces trois personnages, montés dans leur jeep puis sur leur draisine, n'envisagent-ils de mettre à bas un système qui clairement les empêche de se déplacer comme ils l'entendent : leurs désirs sont purement égoïstes, quand bien même se seraient-ils persuadés du contraire.

Par exemple, il s'avère que le Professeur, au lieu de se rendre dans la Zone dans l'espoir orgueilleux "d'y gagner le Prix Nobel", entend en réalité la détruire à l'aide d'une bombe de vingt kilotonnes. C'est sa conscience professionnelle qui dicte son geste, et non sa conscience politique ; il finit d'ailleurs par se raviser. Cet égoïsme masqué en altruisme rappelle les atermoiements de Pierre Bezoukhov dans le Guerre et Paix de Tolstoï, son engouement pour la Franc-Maçonnerie puis son désir don-quichottesque d'assassiner Napoléon, lesquels découlent davantage de ses propres errances personnelles que d'un quelconque humanisme ou patriotisme. Raskolnikov de Crimes et Châtiments de Dostoïevski suit d'ailleurs une évolution similaire, même s'il concrétise quant à lui ses pulsions meurtrières.

Le ballet entre les trois personnages est d'ailleurs lui aussi typiquement russe : loin d'être archétypal, il n'en représente pas moins un vieux conflit omniprésent dans la littérature russophone des XIX et XXèmes siècles, celui de la spiritualité face au rationalisme scientifique. Pendant longtemps, ce duel semble confronter l'Écrivain au Professeur ("Oubliez votre empirisme, professeur. Les miracles sont étrangers à l’empirisme."), mais l'esprit de l'Écrivain s'apparente en réalité à un cynisme caustique et nihiliste ("Je ne souhaite pas discuter avec vous ; de la discussion sort la vérité. Qu’elle soit maudite !") qui rejoint le cartésianisme du Professeur plus qu'il ne s'y oppose ("Je pense, cela m'est néfaste"). La vraie bataille est entre eux deux, "l'élite", et le peuple, dont est issu le Passeur, homme simple et bon.


"Peut-on construire son bonheur sur le malheur d'autrui ?" s'interroge-t-il ; mais aucun de ses deux compagnons de voyage n'a pris la peine de se poser cette question avant de partir. Sûrs de leur droit et de leur ascendant intellectuel, ils ont pris cette décision "pour" lui, sans le consulter. Le mépris de classe est très tôt évident dans leur interaction, qui culmine par l’agression physique du malheureux père de famille, dindon de la farce.


Le "fol-en-christ", figure éternelle de la littérature russe, serviteur dévoué et indécrottable croyant, n'est jamais du bon côté de l'Histoire : depuis Platon Karataïev dans Guerre et Paix, fusillé par les Français, à Ikonnikov de Vie et Destin de Grossman, envoyé à la chambre à gaz, en passant par Dourotchka enlevée par les Tatars dans Andreï Roublev du même Tarkovski, la foi irréfléchie et spontanée conduit immanquablement au martyr. Mais à chaque fois, il peut compter sur l'empathie de son créateur, cette tendresse pour les plus faibles et les plus démunis, qui contraste tellement avec le culte de la force entretenu par les divers occupants du Kremlin au fil des ans.


Mais ce qui distingue Stalker de ses glorieux aînés, c'est aussi le recul de Tarkovski vis-à-vis de l'idéal tchekhovien d'aide individuelle au prochain plutôt que de recherche du bonheur universel ; certes, en les menant à travers la Zone jusqu'à la Chambre, le Passeur fait montre d'un désintéressement remarquable, mais à quel prix ? À chaque expédition (infructueuse), il délaisse son épouse et sa fille handicapée (comment ne pas penser au petit Ilioucha Snegiriov des Frères Karamazov ?) dans leur appartement crasseux et bordé par le chemin de fer. Ne dit-on pourtant pas que charité bien ordonnée commence par soi-même ? L’œil acerbe, Tarkovski semble reprendre à son compte le jugement sans appel du Polonais Joseph Conrad : " (...) dans ses étranges prétentions à la sainteté, dans son acceptation des souffrances et de l'abaissement, l'esprit russe est un esprit de cynisme."


Désabusé, Tarkovski l'est peut-être, mais il ne reste pas sans illusion : ainsi de l'étrange scène finale, réponse du réalisateur à la célèbre phrase de Malraux "Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas". Il aurait été intéressant de voir sa réaction au puissant regain de religiosité que connaît son pays depuis la chute du système communiste, mais il se raconte que la Zone fit une victime de plus : Andreï Arsenievitch Tarkovski mourut à cinquante-quatre ans seulement, d'un cancer du poumon - exactement comme sa femme et Anatoli Solononitsyne, interprète de l'Écrivain -, parfois attribué aux effets de la pollution industrielle régnant sur le lieu de tournage. Légende, ou ultime tradition des arts russes et soviétiques : celle d'écraser impitoyablement ses hérauts les plus brillants ?

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le 5 mai 2022

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Szalinowski

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