L'année 2015 s'est donc achevée sur Le Réveil de la Force : la grande cérémonie annoncée depuis plusieurs semaines par la sortie de Star Wars 7 – qui a atteint son apothéose le 16 décembre dernier – a été très révélatrice de l'état du cinéma américain industriel. De sa bonne santé économique – le démarrage du film bat le record de Jurassic World, c'était prévu – et de sa profonde mélancolie. Comme l'ont fait avant lui Rogue Nation, Terminator Genisys ou, dans un esprit plus modeste et presque Z, Pixels, Le Réveil de la force cultive la nostalgie, boit même à sa source.
A cet égard, Disney a trouvé en J.J Abrams un ambassadeur de choix : son film est celui d'un vieil enfant de quarante-neuf ans qui visite le musée de George Lucas, se promène dans ses allées, rallume les sabres laser, regarde avec tendresse les antiquités de sa série préférée (mention spéciale au masque carbonisé de Dark Vador posé sur un piédestal) et s'émerveille devant le tableau de bord du Falcon Millenium. Qu' Abrams vende sa nostalgie n'a rien d'étonnant ou de scandaleux – cela faisait partie du contrat, c'est même pour cette raison qu'il a été appelé. Ce qui est plus surprenant, en revanche, c'est que le film nous demande de céder à cette nostalgie, de l'étaler sur les réseaux sociaux, d'entamer des discussions sans fin sur la valeur artistique de deux précédentes trilogies, de procéder à des classements, des réévaluations. A un moment où le verbe être n'a jamais aussi peu parlé de qui on est, à un moment où ce verbe sert surtout à enclencher des phénomènes de masse inquiétants, il est étonnant que personne n'ait songé à écrire quelque part : « Je suis Star Wars » et que la formule n'ait pas été reprise ensuite comme un sortilège, car c'est bien ce que nous demande Le Réveil de la Force : de faire corps avec lui dans un aveuglement naïf qui anéantit toute expression de soi.
Ecrire une critique de Star Wars épisode VII – bonne ou mauvaise – n'a donc presque aucun intérêt car l'objet du film n'est pas le film lui-même (comment il négocie plus ou moins bien son statut de sequel), l'objet du film n'est autre que la grande bulle nostalgique dans laquelle il veut nous compter, nous englober, nous absorber. Abrams, de ce point de vue, a beaucoup de chance : l'état de décomposition du blockbuster, le besoin de mythe, la sacralisation incessante des séries et des films du passé (de Retour vers le futur à X Files) ont été comme des cailloux jetés sur sa route glorieuse. Qu'il n'ait aucune gloire à tirer de ce Star Wars, qu'il ait même réalisé le film le plus paresseux de toute sa carrière ne change rien à l'affaire : il a été l'homme de la situation, celui qui a rallumé les étoiles dans un monde triste, redonné un souffle de vie à R2D2, retrouvé Luke et la Force. Celui qui permettra aux enfants de trouver des sabres et des armées de stormtroopers près du sapin, comme dans les années 80. J.J Abrams a sauvé Noël.
Paradoxe intéressant : alors que tout le soin de son film semble avoir été mis dans la création d'un nouveau R2D2 (BB8, un droïde en forme de ballon de foot qui semble avoir été dessiné par les designers d'Apple), Abrams n'a quasiment aucun égard pour les seniors, acteurs historiques de la trilogie de son enfance. Il fait tomber Harrison Ford d'un pont, on voit l'acteur sombrer dans un brouillard numérique comme les souvenirs inutiles de Riley dans la déchetterie de Vice versa. C'est que la nostalgie de l'enfance ne dure qu'un temps : une fois passée la joie des retrouvailles, il faut déjà se séparer des anciens et passer la main aux têtes pensantes de Disney qui, elles, regardent vers le futur. Le cerveau du spectateur, on le sait depuis Vice versa, est pour eux un monde simple, binaire, fait de Joie et de Tristesse, un monde où il faut incessamment faire le ménage, un monde où nos souvenirs d'enfance sont des petites ampoules que l'on peut jeter quand elles ne brillent plus. Les vieilles gloires des années 80 peuvent donc s'éteindre sans qu'on s'en émeuve : adieu Harrison Ford.
On ne peut pourtant manquer d'être frappé par la sécheresse avec laquelle le film se débarrasse de l'acteur – alors que les gros plans lyriques un peu spielbergiens ont toujours fait la force d'Abrams. Par cette scène se résume tout l'esprit d'un film qui s'est fixé la tâche, impossible, de bâtir un rétrofutur dans une firme où les souvenirs d'enfance n'étaient que les balises d'un aérodrome : il s'agissait avant tout de faire redécoller le vaisseau Star Wars et on avait besoin pour cela de convoquer les seniors, de célébrer leurs retrouvailles. Mais il fallait aussi se délester de leur poids pour que le vaisseau vole de ses propres ailes, comme la maison de Carl dans Là-haut (Pete Docter, 2009). Pour Abrams, l'aventure s'arrête donc là, dans son musée de geek. Deux réalisateurs plus jeunes que lui (Rian Johnson, 42 ans, Colin Trevorrow, 39 ans) et peut-être moins enclins à la nostalgie, vont prendre les commandes du vaisseau dans les prochains épisodes.
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