Projet a priori moins personnel de Danny Boyle, sur un scénario d’Aaron Sorkin, le biopic Steve Jobs est un portrait au vitriol du charismatique président d’Apple, loin des standards classiques du genre souvent hagiographique.



Mise en parenthèse momentanée des codes graphiques et sonores propres au cinéaste écossais



mais continuité dans l’urgence de l’homme en situation de stress face à l’imminence d’un tournant, le film ne retrace pas la vie du génie de la communication mais scrute au microscope trois évènements similaires, trois lancements de produit, à trois époques différentes pour souligner les obsessions et les noirceurs de l’homme.



Tell me the question again.


1984, lancement du Macintoch. Steve Jobs, tout à son grand moment de gloire, laisse défiler proches et amis venus l’encourager, lui demander une faveur ou de l’attention, avant de monter sur scène présenter ce qu’il espère être une révolution dans la démocratisation informatique. De son développeur Andy Hertzfeld, qu’il harcèle violemment pour obtenir un détail technique négligeable qu’il considère essentiel, à son ex compagne Chrisann Brennan, qu’il déprécie devant Lisa, leur fille de cinq ans qu’il ne reconnaît pas, le businessman porté par l’adrénaline reste concentré sur ce qui se prépare et, borné, n’écoute rien ni personne.



Monstre égotique condescendant,



il envoie ainsi valser, sans remord et sans hésitation, Steve Wozniak, l’ingénieur à qui il doit tout, venu lui demander un simple remerciement public.
1988, lancement du Black Cube. Viré d’Apple, l’entrepreneur a monté sa propre compagnie, Next, et tente d’investir le marché informatique de l’éducation avec un ordinateur au prix aussi exorbitant que son design est sobre. Joanna Hoffman, collé à ses basques depuis toujours, tente de comprendre la stratégie suicidaire de son employeur, aussi exalté qu’asocial, et continue de faire le tampon entre l’homme et ses proches. L’ex compagne revenue à la charge, l’ancien patron tentant de régler ses comptes et d’ouvrir les yeux du despote sur un passé qu’ils ne voient pas de la même façon, ce sont les mêmes personnes qui défilent pour quelques mots, quelques échanges, que quatre ans plus tôt. C’est le même bloc de froide indifférence qui les reçoit : sûr de lui, supérieur et arrogant, impatient et dédaigneux.



Paranoïaque et manipulateur.



1998, lancement de l’iMac. Avec moins de stress, l’imperceptible fatigue de l’âge et plus de confiance en son produit que jamais, Steve Jobs continue de fuir ses responsabilités jusqu’à ce que son assistante n’y tienne plus, lui jette ses vérités au visage : l’homme vit dans un monde qui n’existe pas pour les autres, n’assume pas ses parts d’ombre qui éteignent la considération qu’il pourrait recevoir, ne prend soin de personne. Sa propre fille le fuit, son ami Steve Wozniak crache, plus que sa haine, sa déception profonde. Tout le monde va dans le même sens.
Quelque part le déclic se fait, infime mais suffisant.
Steve Jobs commence d’ouvrir les yeux sur ce qu’il est. De comprendre comment les difficiles processus de son adoption dans l’enfance ont créé l’intime sentiment de rejet et la carapace épaisse derrière laquelle il s’est protégé depuis, combien son besoin maladif de contrôle sur tout ce qui l’entoure répond à cette exigence de ne jamais se laisser atteindre. Combien surtout ce comportement égotique heurte douloureusement, irrémédiablement, ses plus proches amis, l’assistante qu’il aime sans l’accepter, et jusqu’à sa propre fille.


Formellement, si



le film est intense, dense de dialogues,



de colères et de ressentiments, la mise en scène reste très classique, loin de l’inventivité et des élans expérimentaux ou clipesques habituels du réalisateur. Danny Boyle semble se contenter de jouer sur la compression du temps exigée par le scénario et profiter de l’exceptionnel talent de ses comédiens pour faire le job, Michael Fassbender en tête. L’acteur campe un bloc solide, lancé avec une volonté inaccessible, inarrêtable, joue de rigidité extrême pour faire tenir l’entrepreneur debout, droit, tout autant que d’infimes détails pour laisser apercevoir les imperceptibles fissures qui naissent des doutes imprévus. Kate Winslet sacrifie sa beauté sur les deux tiers du film pour donner vie à l’austère assistante trop impliquée pour s’occuper de son apparence, dévorée de dévotion. Seth Rogen, Jeff Daniels et Michael Stuhlbarg, grimés avec légèreté et précision, donnent un relief contrasté indispensable face au mur Jobs, et avec précision, s’impliquent dans les moindres répliques de leur personnage, comprenant que c’est là que le film se joue, dans les rares touches qu’ils percent à travers l’armure de l’homme trop imbu de lui-même pour exprimer son amitié.



Incroyables et exceptionnelles prestations du casting,



toujours juste, plus qu’impliqué, habité. Rien que l’incarnation saisissante de ces dialogues de sourds vaut le détour.



Completely incompatible with anything.


Le produit est à l’image de son inventeur.


Il faut aussi souligner ici, en plus de la réflexion intelligente quant à la photographie, l’incroyable et magnifique travail de l’habillage, du maquillage et de la coiffure : trois époques, trois images, et une évolution des personnages dans les plus infimes détails, dans l’air du temps de chaque moment. Le strict mauvais goût coloré des eighties, l’infime changement plus sobre à l’aube des années quatre-vingt-dix, et la désinvolture assumée de la fin du siècle accompagnée de ses innombrables progrès techniques.


Danny Boyle signe ce qui ressemble à un film de commande avec sérieux, s’exécute en mettant de côté la folie qui fait le charme de son cinéma habituel et, ce faisant, livre un film plus grand public qu’à l’accoutumée. Dans le même temps, l’écossais assouvit tout de même une part de ses obsessions en mettant en exergue



les mécanismes et les origines d’un comportement antisocial



profondément exprimé dans l’intensité des moments filmés. La densité du métrage, lourde à digérer tant les dialogues fusent, tant les situations sont à la fois complexes et chargées d’implications émotives, laisse pourtant filer deux heures en un instant. Il y a autant de malaise que de fascination à comprendre ce qui se cachait derrière l’homme adulé sans raison à travers le monde au début du siècle. Danny Boyle et Aaron Sorkin l’ont bien compris et Steve Jobs relate avec justesse, sans jamais les excuser,



les intimes parts sombres du génie célébré,



despote manipulateur incapable de fuir ses obsessions pour vivre.

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