On comprend pourquoi Hollywood se penche à nouveau sur le cas de Steve Jobs, trois ans à peine après une première tentative ratée (le Jobs de Joshua Michael Stern avec Ashton Kutcher). La vie du fondateur d'Apple représente du pain bénit pour un scénariste, elle offre un modèle hollywoodien de récit de vie : d'un côté, les traditionnels conflits personnels, puisés dans la biographie officielle de Jobs, publiée en 2011 ; de l'autre, une épopée industrielle racontée en trois chapitres correspondant à trois moment historiques de l'histoire d'Apple : le lancement du premier Mac (1984), l'échec de Next (1988) et le triomphe de l'i-mac (1998).


D'un chapitre à l'autre, le point de vue sur l'existence de Jobs varie peu : le récit de sa vie, saisie à trois reprises depuis les coulisses d'une conférence correspondant au lancement d'un produit, s'arrête symboliquement avant le début du XXIe siècle, occultant les inventions décisives de l'ipod et de l'iphone. L'épopée industrielle qu'on nous raconte vaut donc comme une sorte de préhistoire de l'informatique, au même titre que le portrait d'Alan Turing dressé l'an dernier dans Imitation Game (Mortel Tydum, 2015), ou, dans un registre plus mineur, l'histoire des premiers programmes de jeux d'échec racontée dans Computer Chess (Andrew Bujalski, 2013). Au regard de ces deux films, Steve Jobs a l'ambition d'être l'oeuvre ultime, c'est-à-dire, bien davantage qu'un simple biopic: une histoire de l'informatique dans les deux dernières décennies du XXe siècle. C'est sans doute la raison pour laquelle le récit élaboré par Aaron Sorkin s'autorise à dresser le portrait d'un héros négatif, qui n'est qu'une somme de défauts : un père indigne et un homme d'affaires cynique. L'exemplarité morale qui est généralement attendue dans un biopic hollywoodien fait défaut car le film voit plus grand, adopte un point de vue qui dépasse le cas de Jobs et l'histoire des produits qu'il a créés pour les inscrire dans un tournant de civilisation.


Aussi n'est-il pas étonnant de rencontrer dans Steve Jobs les figures d'Arthur C. Clarke et d'Alan Turing, l'une au début du film, l'autre à la fin. C'est entre ces deux figures que le film situe son projet, entre le Hal de 2001 et les calculs algorithmiques effectués par Turing pendant la Seconde Guerre Mondiale. Une scène remarquable dit ce que le film doit à ces deux figures : c'est une scène de dispute où la femme de Jobs (Katherine Waterston) vient, avec sa fille Lisa, lui demander des comptes sur sa paternité. Réponse de Jobs : il n'est pas certain qu'il soit le père de Lisa, les algorithmes disent qu'il existe une marge d'erreur – c'est le côté Turing du personnage. Après la dispute, Lisa utilise pour la première fois une souris et dessine, avec MacPaint, une sorte de trapèze sur l'écran de l'ordinateur – c'est le côté Clarke. Ce dessin d'enfant rappelle le discours de l'auteur de 2001 entendu dans le prologue du film, un discours prophétique expliquant comment les ordinateurs allaient envahir nos bureaux, nos foyers, nos vies.


Le film ne se contente pas de réaliser cette prophétie en donnant à l'i-mac la forme du trapèze dessiné par Lisa, il identifie aussi l'intelligence de Jobs à celle d'un système informatique qui se reprogramme sans cesse. D'où la structure répétitive du récit, les chapitres 2 et 3 marquant en quelque sorte des réinitialisations du premier : mêmes personnages, mêmes règlements de compte en coulisses, même interaction entre les conflits personnels et le marché. Le scénario élaboré par Aaron Sorkin est sans doute à l'origine de cette mécanique répétitive, il prend la forme d'un système clôturé sur lui-même: c'est ce qui fait à la fois la force et la faiblesse du style Sorkin. Sa force est précisément celle de la structure fermée, elle laisse très peu d'espace aux réalisateurs. Cette force, Fincher n'a pu qu'en augmenter la puissance en accélérant le rythme du dialogue pour le régler sur le haut débit du monde connecté selon Zuckeberg dans The Social Network – c'est peut-être la seule marge dont il disposait devant le texte de Sorkin. Car les structures qui activent le mouvement de ses récits sont aussi très lourdes, elles reposent sur une dramaturgie qui a besoin de se déployer dans des tirades représentant de véritables tunnels oratoires.


Boyle filme ces tunnels classiquement, en champ/contrechamp, son écriture est souvent plate, parfois purement illustrative : lorsque Jobs fait comprendre à son associé Wozniak qu'il ne partagera pas sa place parce qu'il est le chef d'orchestre, le face à face a lieu devant des fauteuils d'orchestre (!). Mais cette absence de prétention a le mérite de révéler les boursouflures de l'écriture de Sorkin, qui n'est pas le nouveau maître du scénario à Hollywood, quoi qu'on en dise. Sorkin cherche le tragique à travers des thèmes fondateurs – notamment celui de la trahison ici comme dans The Social Network – mais il trace des trajectoires individuelles où les autres (associés, amis, amours, enfants) sont les maillons d'un système neutre et impersonnel, qui fonctionne comme un système informatique.


Cette impersonnalité trouve en Michael Fassbender un interprète idéal : l'acteur retrouve le côté glacé de sa prestation dans Shame (Steve McQueen, 2011), qu'il pousse parfois vers une forme de déshumanisation rappelant son rôle d'androïde dans Prometheus (Scott, 2012). Mais – et c'est tout le mérite de Boyle – le système fermé de Jobs rencontre l'humanité des autres personnages du film, notamment celle de Joanna Hoffman, la collaboratrice de Jobs interprétée par Kate Winslet. Boyle exploite remarquablement ce personnage un peu ingrat de work wife (épouse de travail) dans toutes les scènes importantes, construisant à travers elle l'humanité de la figure élaborée par Sorkin. Alors que le scénario ne fait que creuser à plusieurs niveaux la question de la paternité (génétiquement, généalogiquement, industriellement), tout le talent de Boyle consiste à jouer contre, à miser sur la finesse de jeu de Kate Winslet pour évoquer, à travers, elle tous les rôles féminins (celui de mère, d'épouse, d'associée). Bien qu'ils passent leur temps à parler de chiffres d'affaires, Jobs et son assistante entretiennent une relation très belle, dont le film parvient à faire sentir la durée et le degré d'intimité, notamment lorsque Joanna Hoffman repasse la chemise de son patron juste avant le début d'une conférence. C'est par ce type de détails que le film échappe à la programmation en circuit fermé élaborée par Sorkin.


On a sans doute minoré l'importance du travail de Boyle dans ce film, affirmant même que son véritable auteur était Aaron Sorkin. Il est pourtant clair qu'il y a, à de nombreux endroits du film, un véritable travail de mise en scène. Rappelons que Boyle, a repris le projet du film après la défection de Fincher et qu'il a hérité d'un scénario de cent-quatre vingts pages ne comportant aucune indication sur la façon de tourner. Si la structure du film tracée par Sorkin a été rigoureusement respectée, c'est à Boyle que l'on doit, en revanche, l'esthétique étrange des séquences de présentation de produits, qui sont sans doute ce qu'il y a de plus réussi dans le film. Ces scènes associent le design épuré d'Apple à une sorte de rêve totalitaire. Dans le premier spot de lancement de produit – celui du mac – des figurants habillés en bleu rappellent l'univers de 1984 de Michael Radford. Boyle a visiblement entrevu le potentiel dystopique de l'histoire qu'il raconte, c'est lui qui a l'idée d'ouvrir le film sur Arthur C. Clarke, mais il laisse cette piste de côté, pour la reprendre dans l'épilogue. Dans celui-ci, Jobs reprend le Hello de Hal dans 2001 pour l'inscrire sur l'écran d'un i-mac dans la séquence publicitaire de présentation du produit. Cette scène permet de voir ce que Boyle a trouvé dans le scénario très balisé de Sorkin : le portrait d'un industriel brillant, qui a transformé la menace informatique de 2001 en grand rêve collectif, annonçant un siècle où les ordinateurs allaient finir dans nos poches, sous la forme de petits monolithes noirs.


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le 10 févr. 2016

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