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A force de découvertes et de visionnages par paquets de mille, on se dit que, décidément, la comédie est l’un des genres les plus fascinants qui soit. La limiter à son pouvoir sur les zygomatiques, c’est un peu limiter le cinéma d’horreur au classique gimmick du « bouh ! » sans percevoir la profondeur qui s’y cache, la palette d’émotions, d’audaces, de colorations et d’intentions incroyablement bien exploitées. Efficacité du scénario, éclectisme des tons, profondeur des personnages, le comique (et plus précisément le comique US) devient une leçon d’écriture possiblement transcendée par ce qui se situe au-delà du scato, du sexe, du trash : le jeu des acteurs… Ou l’affirmation d’un univers propre aux auteurs derrière la barre. La comédie part souvent d’un schéma plus ou moins établi (satire, archétypes, stéréotypes, passages-obligés) pour mieux surprendre son public. Découvrir ou redécouvrir ce monde à part qu’est l’art des frères Farrelly, c’est envisager la poilade comme une fascinante expérimentation de la drôlerie sans frontières ni tabous. Une quête de la régression hallucinée et hallucinante, dont le point d’orgue serait Les trois corniauds, mais qui ne se démarque pas que par cette précieuse irrévérence, marque de fabrique qui cache, derrière le ton anar, un cœur gros comme ça.

Si l’on se souvient rapidement de la notion de « cinéma d’auteur » (le metteur en scène est l’influent direct et total de son œuvre : un film de Godard est à 200% du Godard, qu’importe qu’on y trouve le nom de Chabrol), aucun doute, avec Kingpin, les frérots affirment leur statut de cinéastes « auteuristes » ! Premier choc, en vérité : pour leur deuxième film (après l’inégalable Dumb et Dumber), nos deux garnements se basent sur une création qui n’est pas la leur… pour mieux se la réapproprier avec l’assurance d’un Balzac qui ferait (déjà !) du Balzac. Au vu de cette farce dingue, contant le parcours douloureux d’un ancien champion de bowling amputé, se servant d’un jeune Amish pro de la boule afin de se faire de l’argent, rapidement aidé par une bombe atomique, pas besoin d’analyse élaborée pour en arriver à l’indéniable constat… Barry Fanaro (Men In Black 2, argh) et Mort Nathan (Boat Trip, hum) ont beau être crédités en tant que scénaristes, Kingpin n’en est pas moins une revendication absolue d’un style qui n’appartient qu’aux papas de Fous d’Irène. Le plus impressionnant, ce n’est pas que ce « style » soit si apparent, mais que tout un cinéma en son entier (mise en scène, timing vannesque et obsessions) soit si affirmé, et pas seulement quelques leitmotivs… Et pour cause, avant de s’attaquer à leur première réalisation, les Farrelly avaient déjà vendu quinze scénarios (qui ne furent jamais portés à l’écran) !

Un cinéma qui, malgré les carrefours (un humour qui s’est un temps assagi), prend la forme d’une route à sens unique. Qu’importe les nuances ou alternatives (des références de plus en plus affichées, et ce jusqu’à leur dernier long, transposition moderne de leur trio comique préféré), les thématiques restent les mêmes : amourette, duo virant à la relation triangulaire, humour du bas corporel, amour du road movie…


De Dumb and Dumber à Mary à Tout Prix, de L’amour extra-large à Deux en Un, c’est une même voie, celle d’un politiquement incorrect qui ne s’arrête pas aux croisements de la transgression mais explose ce carrefour pour mieux rappeler à nous, spectateurs, ce qui se cache derrière la toile : de vrais personnages, brillamment brossés, une ode au moins que rien, au loser, au craignos. Passionnante est la comédie selon les Farrelly, puisque, comme le démontre Kingpin, il ne sera pas seulement question de vriller vers la cruauté (l’essence même du slapstick) mais d’assumer l’humanisme d’un cinéma hilarant qui, comme les balades de Jonathan Richman, déborde de Foi en l’homme. Ainsi, comme pour mieux expliciter ce qui fait le petit plus d’un Kingpin (ces moments où, entre gêne et rires, c’est l’enrichissement du personnage de Woody Harrelson qui détonne, passant de ridicule à attachant), les Farrelly se sont concrètement dirigés (à partir de Mary à Tout Prix) vers ce que ce sont tous leurs films depuis les origines, vers un genre cinématographique qui se maintient sur la notion d’évolution : la comédie romantique initiatique ! Romances où le parcours des personnages, aussi bêtas soient-ils, comptent plus que tout. Bien sûr, rigolos comme ils sont, les frérots pourront nier jusqu’au bout cette sentimentalité par un ultime virage plein de dérision. Pourtant, cette galerie de figures rimant avec Pathos (un winner dont on a brisé les rêves, une belle femme bien paumée, un jeune candide), c’est l’incontestable mixture de tout un art du Grotesque, entre premier et second degré, où le cynisme est inexistant, et où les gags physiques vous échauffent les zygomatiques pour mieux vous révéler une vision optimiste et émouvante du plouc, du freak, du ringard, de celui qui reste sur le banc de touche. Comme chez Ricky Gervais (The Office), la happy end, ici, se mérite, dans ce flot de séquences qui ont même surpris Roger Ebert, ce « disbelieving » (comme l’écrivait le critique) où le Tragique s’insinue parfois dans l’antre du portnawak, pour donner consistance aux protagonistes.

Ce que la critique semble avoir découvert avec Deux en Un (Frank Capra était beaucoup cité), est la base même d’une fresque qui s’étale à force de répétitions depuis 1992, l’adaptation constante d’un panorama reconnaissable entre mille (par la musique, la traversée dépaysante de l’Amérique, les interprétations outrancières) qui n’est que nib sans son impact philosophique. Et oui, philosophique ! Quand des potacheries délirantes causent de l’amitié à toute épreuve (Dumb et Dumber, Les trois corniauds, Deux en Un), de l’amour au-delà de l’apparence (L’amour extra-large, Kingpin), de la difficile recherche de Soi (Fous d’Irène… Kingpin !), de la victoire contre les traumas d’un passé (Mary à Tout Prix… Kingpin !) pour mieux affirmer son existence présente et repartir à zéro (Kingpin again), c’est que l’ambition derrière dépasse le golio sympa à la Wayans bros pour se diriger vers une croyance morale, la certitude doucement amenée que l’homme, ce zéro des zéros, trouve toujours un moyen d’être heureux. A la façon de ce Dumb et Dumber où un malin pied de nez final démontrait que, si nos deux zoziaux sont si attardés, ils n’en restent pas moins les meilleurs potes du monde. Et c’est là l’essentiel : la finalité existentielle des Farelly par excellence ! Dans cette fabrique à poilades, le crayonné gras de la satire et de la caricature rencontre la finesse du portraitiste qui croit en ses créations, leur offrant plus que des gags, de la bêtise savoureuse, des soucis physiques faisant d’eux des outsiders, ou des répliques absurdes…puisque leur offrant corps et « âme » en partant parfois du postulat le plus graveleux (Bon A Tirer) ou le plus glauque (dans le cas présent, Kingpin gagne haut la main le concours). Tout comme le faisait Rabelais, la bonne dose de prouts en fond n’est qu’un pas en avant vers le sujet premier : l’homme au centre de tout !

Les petits relâchements de l’organisme sont « des détails dont on ne parle jamais et qui font de nous des êtres humains », confiait Bobby Farrelly au magazine Première. La note d’intention ne pouvait pas être plus claire… chez les Farrelly, cette grosse usine bruyante qu’est le corps est vecteur de régressions comme de subversions dingues (Osmosis Jones) et, en fin de compte, tout passe ainsi d’emblée par l’homme, ce gugusse qui, s’il est bouffon, n’en est pas moins humain avant tout.

Déguster Kingpin, c’est contempler la cartographie d’une Amérique filmée de façon bien atypique, la cartographie à la Farrelly, où le sociétal balancé façon bazooka (enfants non-désirés de l’oncle Sam, culte de la victoire, beauferie et ploucardise généralisée) n’est qu’une façade pour amener son public vers quelque chose de plus utopique. Oui, car au-delà de la lose (et donc d’une certaine claustration) il y a ces plans aériens hypnotiques des paysages américains, ces plans symboliques qui respirent la liberté et l’évasion. Cette liberté, pure, réelle, recherchée par les anti-héros de l’univers Farrelly bros. La fin de Dumb et Dumber montre une longue route qui n’en finit pas : et si c’était ça, vivre ? Une longue route à emprunter avec l’appui de l’amitié et de l’amour…finalement, dans chaque Farrelly, le doigt d’honneur aux bienséances le dispute à une émouvante naïveté. Tout comme le cinéma de Kevin Smith, entre gros mots et romances d’une intégrité foudroyante. Les dénouements n’en sont pas vraiment, ce ne sont que les premiers jours du reste d’une vie.
Courte-Focalefr
7
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le 1 juil. 2013

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Courte-Focalefr

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