Je m’attaque à un film tutélaire, cité dans tous les bouquins sur le cinéma, ou presque. Film charnière du cinéma italien, européen. La rencontre entre deux stars à l’opposé l’une de l’autre, que tout devrait séparer. Le pape du néo-réalisme, rencontre la star hollywoodienne. Tout pour faire un beau ratage. Je m’attendais à un pavé bien lourd. Or, c’est une vraie rencontre artistique. Des acteurs improvisés qui jouent leur propre rôle pour la plupart, la star elle déchue... Pas de dentelle à l’horizon. Une réalisation volontairement pauvre, une image crue, voire sale. Il ne filme pas un décor, pas de visite touristique chez lui, Roberto. L’île est telle quelle, sauvage, dure, abandonnée, un roc émergé de l’eau, hors du temps. Elle contraste avec la blondeur de la future madame Rossellini, Ingrid B. Ce film est une rencontre à tous les niveaux. Et il ne lui fait aucun cadeau, ni à elle, ni à son statut de star, il la traite comme la première actrice venue.
On peut rester stupéfié par ce morceau de réalité vraie, mêlé à une fiction, car l’île entre réellement en éruption !!!  À intervalles réguliers, une poussière furieuse et GRISE, qui efface l’image de façon anarchique, sans pouvoir  être contrôlée...               Jamais on ne pourra recréer ça avec un tel degré de réalité, c'est pas du "réalisme" dans un studio, et encore moins par ordinateur. Je suis resté fasciné, j’avoue devant  tant d’inconscience, ou de talent. Une femme de l’est, qui a tout perdue durant la guerre, veut fuir en Argentine. Visa refusé, elle reste en Italie, et épouse le premier homme venu qui va la sortir du camp de réfugiés. Et là, le combat commence. Cette femme habituée au luxe, et qui se retrouve dans le plus complet dénuement, comme prisonnière d’un monastère, ne va pas tarder à péter les plombs. La beauté d’Ingrid ne lui sert pas à grand-chose ici. Il faut soit se faire petit, et essayer de se fondre dans le paysage, soit rester cloitrée chez elle, comme les autres femmes du film, toutes habillées en costume de deuil ; elles qui voient d’un mauvais œil arriver une étrangère, trop libérée pour être une bonne chrétienne. Ni son pelage, ni son ramage ne sont des armes efficaces pour amadouer ces gens très fermés sur leurs traditions, insondables, à l’image de leur volcan.  Et voilà notre tigre en cage. Comme coincée dans un piège, elle se débat comme un beau diable! Cette vie archaïque, son mari qui est incapable de la comprendre. Elle pense sérieusement à fuir par n’importe quel  moyen, mais…
 La cendre qui balaye tout. Ces rochers enflammés qui tombent sur les toits sont-ils vrais ou faux ? L’île est en éruption! Voilà un modèle de film fiction/expérimental/environnemental. Faire avec les évènements, c'est vraiment faire avec, les utiliser. Pêche miraculeuse ? Eruption ? Les utiliser, en les transformant en signes ou symboles. Intervention divine ? Enfer ? Aucun autre cinéaste n’arrive pas à donner cette impression de danger latent, et de lutte à armes inégales contre la nature. Ces femmes vêtues de noir qui font corps avec leur condition, leur cuir aussi buriné que la peau d’un dragon qui gronde de temps en temps. Ou pleure. Pluie de cendre sur les toits de pierre.
 Il y a des moments de pur cinéma, comme la séquence de la pêche au thon. Au rythme d’un chant traditionnel. Document à lui tout seul. Une autre séquence, ou le tigre reçoit quelques éclaboussures sur son beau pelage. Tout le monde sait que les félins « n’aiment » pas l’eau. Superbe montage, séquence pleine de sens. Il y aussi une éruption plus violente que les autres qui fait fuir tous les habitants. Plus nombreux qu’on ne le croit. Ils sortent, et fuient comme des rats...puis ils retournent sur l’île une fois l’éruption terminée, comme Sisyphe retourne à son rocher. Ici, on se soumet, où on est contraint par la force des choses. Il faut fuir au plus vite, cette prison à ciel ouvert ! Les tigres n’aiment pas que l’eau, mais ils ont aussi une sainte horreur du feu. Fuir, oui, mais comment ?  Chapeau à la star Bergman, peut-être la seule actrice professionnelle du film. Loin du glamour hollywoodien, au sens propre comme au figuré. Coincée entre un mari jaloux, un prêtre pieux, un pécheur, futur amant (?) très prudent le monsieur, car tout se sait sur cette petite île minuscule. Tout le monde observe, caché, on regarde cette curiosité zoologique blonde. Son mari de plus en plus jaloux l’enferme à double tour, elle « fuit » par la fenêtre.
 Le film, je le trouvais déjà assez intéressant. Comme une variation sur la perte de soit, la destruction d’un monde, et la découverte d’un autre pas meilleur. Et le tigre fuit et marche, marche dans la cendre. Et soudain, il y a un coup de théâtre directement issu d’une tragédie grecque. J’appellerai ça un flash mystique. Le tigre s’arrête, se met à genoux, et se soumet. Le dragon a gagné. Sa puissance tellurique, indomptable, indomptée, sublime, à eut raison du tigre. Le dragon crache un peu de cendres, ne dit rien, mais veille. C’est lui le vrai alter égo du film. Pas le mari, qui n’est pas à la hauteur. Pas les vieilles pies racoleuses, pas le prêtre. Non. Le volcan les domine tous, et dominera aussi la star indomptable au pelage doré. Génial. Fin géniale.


    Plan sublime de simplicité que voilà. Fin magique. Ça arrache sans paroles inutiles. Et c’est vrai qu’on ne peut que baisser les bras fasse à l’indéfinissable. Le tigre épuisé, se met à genoux, et accepte son destin. Beaucoup d’interprétations sont possibles, mais une seule est tenable. Le réalisme transfiguré par la foi, oui. Mais laquelle ? Une fin très païenne, que l’on a là.

Angie_Eklespri
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le 15 déc. 2015

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Angie_Eklespri

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