Comment adapter un livre comme « Sur la Route » ? Est-ce réellement faisable ? / Cronenberg a dit que l’adaptation d’un livre au cinéma, si elle est réussie, constitue la traduction du livre en langage cinéma. Il s’agit donc d’un changement (« radical »), de la mutation de la forme originelle d’une œuvre artistique. Donc le fond de l’œuvre est « conservé », sauvegardé (au mieux). Le changement ne s'opère « que » dans le moyen d’expression, la forme. C’est à partir de cette réflexion que je dirai que l’adaptation de « Sur la route » n'est réussie, …qu'en partie seulement.

Le fond est là : hard bop, puis be-bop endiablé, soirées de folie, discussions, sexe, haine du conformisme, culture, pensées, les échanges autour du « Voyage au bout de la nuit » de Céline, un Burroughs halluciné, des vendanges au Mexique, l’idéalisation de la « baise » vue comme un cadeau à faire à son partenaire (et à raison), des corps enfiévrés, des rencontres qui constituent l’idéal, l’essence même de la vie, le partage, la générosité, l’écriture, le « cut-up », la poésie, et le voyage… l’envie de partir impulsivement, d’un coup. La découverte d’un autre état, l’appel de la route, de l’asphalte, l’odeur de la voiture sous pression, L'Hudson qui ronronne prête à bondir en burn, le dérapage, la pluie, les incessantes heures de voiture, les affres et aléas de l’errance, les hauts, les bas, le bordel, le glauque, la désillusion, la maladie, la trahison, le brûlot de la vie. Et les responsabilités ; la « fondation » d’une famille, le plaquage de la famille, la vie transcendantale, le gavage des choses de la vie, se consumer, découvrir, voir la vie comme des pages blanches qui ne veulent qu’être remplies, écrites de la meilleure substance qui soit, écrite par l’envie, « l’amour de la vie ». Le fond prime, la forme suit d’elle-même, sans forcer, authentique, pure et naturelle, les mots défilent, déroulent. Kerouac c’est tout ça. Et ce « fond » est respecté par Salles, encore qu’il est facile de « faire du Kerouac ». Il suffit dès maintenant de partir avec votre voiture sans que vous sachiez pourquoi, sans objectif, avec pour seule envie celle d’avancer tout droit, sans plus attendre. Le seul mot d’ordre étant « j’y vais » et le fait de s’exécuter dans l’instant qui suit, et non pas d’être beau parleur en disant « je le ferai ».

Walter Salles s’est essayé à cette transposition de l’œuvre fondamentale de l’écrivain en « images de cinéma », la plupart des grands moments du livre étant « retranscris » en image : les épisodes à Détroit, New York, San Francisco, au Mexique. Manquent d’autres, évidemment. Certains, peut-être essentiels. Il aurait fallu faire une adaptation en 3 parties, ou un film de 3 heures, pour qu’on sente encore mieux cette déférence propre aux adaptations réussies. Faute majeure du cinéaste : Kerouac narre dans le film comme il narre dans son livre. Erreur, selon moi. La commande de Salles aurait dû être de narrer uniquement par l’image, de rendre compte par l’image. L’image est le premier élément qui constitue l’idée d’un film, et non pas l’idée de narration, qui est le premier élément constitutif d’un livre. C’est en cela qu’il y a comme une sorte de « microbe », un léger « malaise », d’où l’idée chère à François Truffaut de « grand film malade », dans le sens de « malade » de quelque chose, sans que l’on sache réellement pourquoi.

La narration de Kerouac était-elle essentielle dans le film ? Ou bien le problème était-il ailleurs? Des parties du livre narrées par l’acteur interprétant Kerouac ne trahissent-elles pas dans cette version cinématographique comme un manque d’aboutissement et un objectif non atteint ? De fait, Salles avait peut-être ce parti pris de vouloir et même de faire en sorte que le spectateur « entende » le personnage Kerouac raconter, dire, décrire, constatant qu’il ne pouvait peut-être retranscrire complètement en images ses pensées, ses dires. Comment se mettre dans la peau de l’auteur, dans sa « soif de la vie », sa volonté d’être sans cesse embrasé par le feu de la vie ? Kerouac, trop vrai pour le cinéma ? Sans aucun doute.

Mais il y a quelque chose de fou, de cinglé dans ce film, ce sont les acteurs. Qu’est-ce qu’ils mouillent la chemise bon sang de bon dieu. Kristen Stewart est possédée par le diable, est fiévreuse et ouvertement provocante, sans être subversive. Elle crève l’écran. S’en fout de « Twilight », il y a « Sur la route » maintenant. Et Garrett Edlund est immense en Dean Moriarty. Bonne réalisation. Une photo un peu crade renvoie à l’époque : 1949, 1952, etc…

Les acteurs portent le film sur leurs jeunes épaules, avec l’aide de « l’ancien » qu’est déjà Viggo Mortensen - en Burroughs. Les plans de la voiture sont réussis, les discussions entre les personnages donnent lieu à des champs et contre-champs maîtrisés de la banquette arrière au rétroviseur. Les paysages, d’une beauté à couper le souffle, sont filmés avec amour, et tout cela donne envie de prendre sa voiture avec des potes, de démarrer en trombe et de filer « à l’américaine », fous que nous sommes ; en cela, le film remplit déjà sa mission : « donner l’envie d’aller ailleurs ». Il manque quelque chose dans tout ça, et c’est un peu flou. Un « je-ne-sais-trop-quoi » d’à la fois magique et poétique qui fait qu’on sente très vite que l’adaptation est réussie, tel « Le seigneur des anneaux », mais là je prends du costaud en indicateur de référence. Mon verdict : « dans l’ensemble, ça va »…
ErrolGardner
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le 1 mai 2013

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