Paul Schrader est surtout connu pour son immense travail de scénariste : Taxi Driver, Raging Bull, Obsession... Fisrt reformed est la première réalisation de Schrader que j'ai vue. Il a pourtant réalisé une petite vingtaine de films, mais il semblerait qu'ils aient du mal à trouver leur place dans les salles françaises, pour des raisons qui échappent au simple et modeste spectateur que je suis.
Le titre d'un bouquin que Schrader a écrit au début des années 1970 nous donne une indication sur de possibles références cinématographiques en matière de réalisation : Transcendental Style in Film: Ozu, Bresson, Dreyer. Au premier visionnage de First Reformed, c'est la référence à Robert Bresson qui m'a paru la plus frappante.
Le film nous fait suivre Ernst Toller, révérend de la première église réformée de l'état de New York. Toller a perdu un fils, qu'il avait poussé à s'engager pour honorer la tradition patriotique et militaire de la famille, tué en Irak. Sa femme est partie. Alors le révérend noie sa solitude et sa culpabilité dans du rye canadien ou du bourbon du Kentucky. Le personnage de Toller rappelle, par la tenue d'un journal intime, le doute qui l'habite et l'alcoolisme qui le ronge, le curé d'Ambricourt du Journal d'un curé de campagne de Bresson. Il est toujours captivant d'aborder une œuvre sur un homme d'Église qui doute. Mary, jeune femme enceinte, vient de demander de l'aide au révérend Toller car elle s'inquiète pour son mari, Michael, un militant et activiste écologiste. Celui-ci est très angoissé par l'arrivée du bébé et considère qu'il est moralement inacceptable de faire naître un enfant dans un monde que l'on sait voué à une destruction imminente. La pièce où Michael reçoit Toller est remplie de photographies de paysages dévastés, de graphiques, de paperasserie, preuves du réchauffement climatique désormais incontrôlable et irréversible. Les activistes apparaissent pour le jeune homme comme les nouveaux saints, dont on conserve pieusement les images en souvenir de leur martyr.
Toller tente de donner de l'espoir à Michael, mais les deux hommes ont pour point commun de noyer leurs angoisses dans la boisson. Le révérend estime que le jeune marié manque de confiance en l'avenir. Selon lui, l'humanité a toujours été confrontée à l'obscurité, a toujours éprouvé le sentiment que la vie n'a pas de sens. La solution réside dans une forme de courage. Le révérend a bien raison de se percevoir comme un hypocrite : « Comment puis-je parler de fierté ? », confie-t-il pendant qu'on le voit mettre dès le matin de la gnôle dans son café.
Le récit de First Reformed progresse au fil de l'écriture du journal de Toller. Le procédé de la voix-off, souvent une facilité qui cache mal un défaut de mise en scène ou une paresse narrative, est ici pleinement justifié par les problèmes de conscience du révérend. Quoi de mieux qu'un journal pour se remettre en question, exprimer des angoisses et des doutes ? L'exploration particulière du moi que le journal implique et l'absence d'un destinataire défini relèvent d'une certaine forme de prière, d'adresse à une altérité invisible et transcendantale autant qu'à soi. Ainsi le choix d'une narration au fil du texte pour exprimer le trouble d'une conscience s'avère d'une extrême pertinence, particulièrement lorsqu'il s'agit de la conscience vacillante d'un prêtre.
Le révérend nous assure qu'il sera honnête, instaurant un pacte de sincérité (« Quand on écrit à propos de soi, il faut être impitoyable ») qui n'est pas sans rappeler le préambule des Essais de Montaigne : « Si c'eût été pour rechercher la faveur du monde : je me fusse mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moi que je peins. Mes défauts s'y liront au vif. » Ou le début du premier livre des Confessions de Rousseau : « Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été ». Effectivement, rien ne sera enjolivé de l'austérité et de la tristesse de la vie de l'homme d'Église. La mise en scène, succession de plans fixes symbolisant l'inertie de Toller, se caractérise par un soin extrême apporté au cadrage. La disposition des éléments dans le cadre et l'enchaînement lent des plans concourt à créer une atmosphère pesante, grise et néanmoins lumineuse, d'une lumière terne et lourde, sublime.
L'homme, souvent, est minuscule. La première séquence du film, un long travelling avant, caméra au sol, nous emmène au pied de cette église, First reformed, monument de style colonial néerlandais, qui nous écrase de toute sa hauteur et de sa pure blancheur. Schrader joue, peut-être jusqu'à l'excès, de l'opposition noir/blanc. Ce qui relève d'abord d'une technique finit, à force de répétition, par se transformer en procédé. La beauté devient système. Ficelle. Leçon. Le motif de l'opposition binaire noir / blanc est récurrent dans le film, et Schrader propose de nombreux plans jouant sur le contraste entre le blanc éclatant de First Reformed et un noir profond. La religion est clairement montrée comme une source de lumière dans la nuit que traverse l'humanité.
Le plus beau plan du film est peut-être celui qui est le plus faussement minimaliste. Il s'agit d'un plan aérien du bureau de Toller. Un plan épuré, simple et sublime, donc très élaboré : un cahier ouvert, un stylo, un verre de whisky, un trousseau de clés, de la petite monnaie, une petite peinture représentant une main contenant une graine. Évidemment, le symbolisme est présent. Mais sept secondes de symbolisme sont supportables. La petite graine comme espoir renaissant, la vie que l'humanité peut faire croître et qui rappelle le discours du révérend à Michael : Mary a en elle une petite graine, plus puissante qu'un arbre. Mais la force de ce plan est de contenir en lui tout le film, et de le dépasser largement. Sa réussite tient sans doute aussi à sa durée : à peine sept secondes (quand l'horrible scène de lévitation que nous évoquerons plus tard dure plus de deux minutes) pour saisir l'immensité, en filmant un bout de bureau.
Le film prend un nouveau tournant lorsque Mary découvre dans le garage un gilet explosif confectionné par Michael. Le révérend l'emporte et prévoit d'en discuter avec le jeune homme lors de leur prochaine entrevue. Mais lorsque Toller arrive sur le lieu du rendez-vous, Michael s'est fait exploser la tête avec un fusil. Toller va alors, pour la première fois, exprimer un point de vue sur les idées que défendait le jeune homme : « Michael était troublé, mais sa cause était juste. » Il prend la décision de ne pas parler à la police des explosifs : « Ils n'ont pas besoin de mauvaise publicité ». Toller va se sentir investi d'une mission en découvrant le testament et les dernières volontés que Michael lui a adressés : il souhaite que ses cendres soient dispersées à Hanstown, un lieu sinistré devenu une décharge toxique. Le décor de la cérémonie est impressionnant : une ville morte, des bâtiments rouillés, des épaves de bateaux. La chorale d'Abundant life, confrérie du Christ et des chrétiens, interprète une chanson de Neil Young. Schrader est suffisamment doué pour rendre un des plus mauvais titres de Neil Young émouvant et puissant. Quatre choristes (deux noirs et deux blanches : oui, c'est insistant) en bonnet et doudoune interprètent la chanson dans un décor dévasté. C'est le décalage entre l'importance de l'enjeu et la médiocrité de la cérémonie qui est bouleversant : la petite chorale, le tout petit comité, Mary qui a du mal à vider le vulgaire sac plastique contenant les cendres... La scène est très forte. Les quelques plans sur le visage grave et concentré du révérend suggère qu'il prend les paroles très à cœur (« Qui va dire que ça ne peut plus durer ? Qui va affronter la grande machine? »)
Les convictions de Michael s'emparent petit à petit de Toller, qui fait sienne une phrase du défunt : Dieu nous pardonnera-t-il (pour ce qu'on fait à sa création) ? Juste après avoir mis de l'ordre dans les affaires de Michael et rangé des photographies et documents sur la destruction de la planète, le révérend décide de reprendre en main sa santé. Schrader fait dès lors un parallèle très appuyé entre le corps de Toller et la Nature. Il était jusqu'à présent dans une forme de déni de la pollution de son corps, et la prise de conscience de la destruction planétaire fait écho à sa propre destruction (le Destop versé dans un verre). On aura compris l'imbrication du sort de la Nature et du destin de l'Homme.
La cérémonie de reconsécration, qui célébrera les 250 ans de l'église, est entièrement financée (subtilité scénaristique...) par une entreprise privée, Balq industries, qui fabrique du papier et se classe peu glorieusement en cinquième position des plus gros pollueurs de la planète. M. Edward Balq voit donc d'un très mauvais œil que le révérend de First reformed et Abundant life aient participé à la dispersion des cendres de Michael, qu'il qualifie d' « événement politique » (oui, car on y a chanté Who's going to stand up and save the earth).
Le révérend fait les cent pas, dans le noir. Une ampoule éclaire faiblement une petite pièce et attire irrésistiblement Toller vers le gilet d'explosifs. Texte de l'Apocalypse à l'appui, le révérend estime que « le temps de détruire ceux qui détruisent la terre » est venu. Il entreprend de se faire exploser le jour de la reconsécration et d'emporter avec lui tous ces « riches qui se congratulent », les autorités, les puissants. Questions profondes que posent le film : Dieu peut-il vouloir la destruction de sa propre création ? La violence est-elle nécessaire ? Les compromis sont-ils acceptables ?
Le problème survient quand le film aborde la spiritualité et la question écologique de façon si édifiante et pompeuse. Schrader se loupe complètement avec la séquence d'expérience transcendantale de fusion cosmique des corps, on ne peut plus ratée. Dans une ambiance spirituelle New Age, Mary et Michael se mettent à léviter sur un fond noir étoilé puis planent au-dessus de montagnes enneigées, au-dessus de la mer, d'une forêt, d'embouteillages, de monticules de pneus, de bulldozers, de décharges à ciel ouvert. La scène est totalement ridicule, a des allures de spot publicitaire. Essayer de montrer la transcendance avec autant de laideur et si peu de subtilité était voué à l'échec. On se demande comment personne de l'équipe technique n'a protesté contre tant d'horreur visuelle. La fin est du même acabit, quoique plus acceptable au deuxième visionnage, si l'on parvient à faire abstraction de la lourdeur du procédé.
On sentait venir une conclusion facile sur l'amour rédempteur et salvateur. On a droit à la chanson Leaning on the everlasting arms :
« What a fellowship, what a joy divine,
Leaning on the everlasting arms »


(« Quelle communion, quelle joie divine,
S'appuyant sur les bras éternels »)


Et Mary apparaît qui empêche la mort de Toller. Le prénom Mary est ici évidemment porteur de sens, d'autant plus qu'elle attend un enfant et qu'il nous est révélé que c'est un garçon. Espoir possible d'un nouveau Christ qui sauvera l'humanité ? Et voilà le révérend et maman qui s'embrassent et la caméra tourne autour de ces deux êtres enfin réunis. Ce plan extatique m'a donné envie de me noyer dans du bourbon du Kentucky. Mais on n'en trouve pas, par ici. La fin est d'autant plus décevante qu'elle est précédée par un cérémonial christique grandiose, tout en barbelés et en sang qui perle sous la soutane blanche.
Alors ce 7/10, car il faut bien attribuer une note, est sans doute un peu sévère. Après tout, Schrader ne rate que deux scènes. Le problème n'est pas tellement qu'il les rate d'ailleurs. Le problème est qu'il fait durer la lévitation comme si c'était une belle trouvaille et une réussite. On n'était pas loin du grand film. Tant pis.

MonsieurPoiron
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le 27 août 2020

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