Les dernières nouvelles en provenance de l’Inde sont plutôt bonnes. Elles nous confirment qu’il existe une autre voie pour le cinéma indien, qui serait un cinéma d’auteur véritable, de plus pas forcément formaté pour une audience occidentale.


Au-delà de l’œuvre de l’immense Satyajit Ray, ce mouvement qui nous sort de Bollywood a été par exemple illustré par un film comme Le mariage des moussons de Mira Naïr en 2001. Avec des apports plus ou moins sporadiques tout au long de la période, il s’est un peu accéléré ces derniers temps, car après le très intéressant Gangs of Wasseypur de Anurag Kashyap en 2012, même si les influences bollywoodiennes de ce film sont encore assez présentes, il y a eu le très beau Lunchbox de Ritesh Batra en 2013, et maintenant ce Titli, premier long métrage du réalisateur Kanu Behl.


Loin de tout studio, les premières images de Titli ancrent au contraire le film dans le réel, dans le béton. Devant le chantier d’un futur centre commercial aux proportions gigantesques, Titli se met à rêver. Des dizaines d’enseignes internationales dans les hauteurs, des parkings à n’en plus finir plus bas, et Titli imagine pouvoir acheter une de ces places de parking afin de s’échapper enfin de sa cauchemardesque famille. En achetant une telle concession pour 300.000 roupies, Titli pourrait définitivement assurer son avenir. Mais son rêve sera de courte durée, car au terme de péripéties peu reluisantes, il va se faire voler cet argent par des policiers.


Kanu Behl s’applique tout d’abord à dépeindre l’extrême violence de l’environnement de Titli, notamment au travers de son frère aîné qui s’est emparé d’un pouvoir laissé de côté par un père démissionnaire, que le réalisateur figure le plus souvent en arrière-plan, flou, inutile et pourtant menaçant tel l’ombre d’un inquiétant prédateur (il est interprété très justement par Lalit Behl, le père du réalisateur qui est lui-même un acteur important du cinéma indien). Les rapports verbaux sont agressifs, et le moindre motif de désaccord avec l’entourage ou la famille est l’occasion de faire pleuvoir les coups. Dès ces scènes introductives, Kanu Behl dessine également le rôle qu’il veut donner à la femme dans son film, femme objet de tous les mépris, et pourtant solide comme un roc. Une scène montre Vikram, le fameux aîné, avec un gâteau acheté pour l’anniversaire de sa fille, un sourire arrogant aux lèvres, puis une grimace de colère dans la foulée, lorsque sa fille et sa femme ne jettent un regard ni sur lui ni sur le gâteau : la douleur est d’avoir été humilié devant la famille et les voisins, et non de ne pouvoir partager le gâteau avec sa fille…


Titli et ses deux grands frères vivent entre la rue et un logis bien peu accueillant. En l’absence d’une figure maternelle dans ce lieu, tout est vécu dans la brutalité des rapports, dans l’urgence et la précarité. L’argent manque, et les mauvaises idées pullulent. Bandits au petit pied mais non moins violents, les frères font autant horreur que pitié, pour les plus jeunes en tout cas, tant les évènements les dépassent. Le réalisateur ne prend jamais parti, il explique sans justifier ni accuser, montre sans complaisance un quotidien peu glorieux qui spirale vers le bas.


Le scénario est simple, mais robuste, même si le développement sur 2 heures n’était peut-être pas nécessaire. On suit les exactions des frères, le plan fomenté par l’aîné pour empêcher que Titli sorte du giron familial, le contre-plan ourdi par Titli pour y arriver malgré tout, les péripéties d’un mariage forcé, un quasi viol nuptial comme synthèse de la coexistence d’un mariage non voulu et d’une résistance nouvelle des femmes, ainsi que de toutes les autres formes de violence de cette Inde moderne qui se cherche encore, écartelée entre une manière de penser traditionnelle et une réalité indomptée et qui permet l’impensable, une Inde moderne et pourrie de corruption, une Inde moderne où les femmes s’émancipent, ont des amants, et où des hommes sont de manière surprenante presque ouvertement homosexuels. Les thématiques sont nombreuses, sans faire fouillis ni catalogue.


Grâce au traitement de Kanu Behl, on oublie parfois qu’on est en Inde, le côté que l’on pourrait qualifier d’ethnographique cède le pas à un vrai film de gangsters qui fait par exemple penser au Mean Streets de Martin Scorsese, nuancé et faisant la part belle à l’histoire individuelle.
Tourné en super 16 dans le but avoué de donner au film une tonalité nostalgique
des films des années 70, le film a en effet ce grain particulier d’un film « sale » et authentique, en raccord avec la « brutalité » du propos, et qui permet en même temps de sublimer les couleurs de l’Inde, le rose des murs, le rouge des saris ; un choix idéal de pellicule et de caméra…


Les acteurs de Kanu Behl sont le plus souvent des non professionnels, mais très investis dans leur rôle. Le presque néophyte Shashank Arora qui joue le rôle de Titli, que Kanu Behl aime à filmer en gros plan, porte au visage la tourmente permanente qui le ronge, même quand il est impliqué dans la violence. La jeune Shivani Raghuvanshi qui joue Neelu, la mariée de force, incarne idéalement la jeune femme indienne d’aujourd’hui, à mi-chemin entre la soumission et la rébellion.


Cette chronique indienne peut apparaître difficile du fait d’une violence manifeste, mais Kanu Behl a réussi à dépasser les clichés de Bollywood et offrir un film intelligent, sensible et universel.


Retrouvez cette critique ici : http://www.cineseries-mag.fr/titli-une-chronique-indienne-un-film-de-kanu-behl-critique/

Bea_Dls
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le 30 mai 2015

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Bea Dls

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