Alors que sur les réseaux sociaux, la bataille cinéphilique qui opposait les plus fervents admirateurs de Christopher Nolan à ses détracteurs les plus motivés semble s'être enfin calmée, je ne peux m'empêcher de regretter l'absence de Tenet dans la plupart des classiques tops de fin d'année, et au contraire, de sa récurrence dans un certain nombre de flops 10 du Twitter cinéphile. Récemment, j'ai également eu du mal à passer outre un titre putaclic du journal Marianne, qui comparait Christopher Nolan à Wejdene en les rangeant cote à cote dans un classement qui renvoie aux pires imposteurs de la culture. Le journal renchérissait par ailleurs en qualifiant le cinéaste britannique de "Kubrick du très pauvre".


Ce deuxième exemple montre à quel point le manque de nuance se fait souvent cruellement ressentir lorsqu'on s'attaque à l'un des réalisateurs les plus populaires de ces dernières années. Il est tout à fait compréhensible que tout le monde n'adhère pas au style du réalisateur, et ce n'est absolument pas ce que je souhaite, mais les avis tranchés sur son oeuvre pullulent sur le web à un point où les haters de Nolan sont peu à peu en train de détrôner les fans de Star Wars ou de Game of Thrones dans le classement des communautés les plus toxiques des réseaux sociaux. Cet article de Marianne est en effet très symptomatique de la haine gratuite déversée chaque jour par des personnes dont l'avis compte finalement assez peu mais fortement aidés par l'effet de masse et les relais qui leurs sont offerts.


Car si Christopher Nolan possède des gimmicks de réalisation et des défauts propres à son style qui peuvent rebuter, personne ne peut en revanche remettre en cause le fait que ce soit un homme qui fasse avancer le cinéma dans le bon sens, en repoussant toujours un peu plus loin les limites de la technique et de la narration. Etant un fervent défenseur des salles obscures, comme en témoigne sa récente opposition courageuse à la Warner qui annonçait vouloir sortir tous ses futurs films sur leur plateforme de SVOD, il mérite a minima le respect des cinéphiles pour cela. C'est presque insultant de voir un cinéaste qui a tant apporté au septième art d'être assimilé à un Kubrick Eco+, d'autant que leurs cinémas respectifs comportent d'énormes différences.


J'ai surtout l'impression qu'on lui reproche des choses qu'on ne reprocherait pas à d'autres, car justement, c'est Nolan. Les attentes étaient peut-être excessivement élevées pour certains, mais par exemple, dire qu'il ne développe pas ses personnages est un raccourci honteux selon moi. D'une part, il les développe, avec l'aide d'un casting parfaitement au diapason, et d'autre part, parce que le film choisit de se focaliser sur son concept ô combien intéressant plutôt que sur le background du protagoniste et de ceux qui l'entourent, cela suffirait-il à en faire un mauvais film ? Kat est le personnage féminin le plus intéressant qu'on voit chez Nolan aux côtés de Murphy Cooper dans Interstellar. Que ce soit la relation toxique que lui impose Sator ou celle très belle qui l'unit à son fils Max, difficile de ne pas être touché par son personnage. Le protagoniste vit quant à lui un véritable voyage initiatique en même temps que le spectateur, et ce qui fait de lui quelqu'un d'exceptionnel se déroule après la diégèse, à savoir sa création de Tenet dans le futur et le recrutement de ses alliés, il est donc tout à fait normal qu'on ne sache presque rien de lui lors de la narration. Neil déborde quant à lui de charisme et son sacrifice puis la dernière scène qui s'ensuit plaident également en la faveur des émotions que procurent le film en prouvant qu'on a pu énormément s'attacher à lui, même si c'est un ressenti subjectif. J'ai plus de réserves sur le jeu de Kenneth Branagh pour son interprétation du milliardaire russe, mais comment ne pas voir à travers son interprétation et son écriture un hommage aux méchants archétypiques des films d'espionnage ?


C'est la même chose pour les critiques adressées à la musique "assourdissante" de Ludwig Göransson, que j'ai pour le coup trouvé excellente. Difficile de ne pas les comparer à celles adressées à l'épisode "The Long Night" de Game of Thrones (saison 8, épisode 3), dont on affirmait que la luminosité était trop faible tout au long de cet épisode de bataille nocturne. Ici, c'est le contraire, on reproche à la musique d'être trop forte et de masquer certains dialogues. Pour avoir vu le film quatre fois, et dans différentes conditions (au cinéma, que ce soit en IMAX ou non, ou à la maison), je n'ai jamais été gêné par le mixage sonore et tous les dialogues que l'équipe a souhaité rendre audibles le sont parfaitement. La bande originale participe d'ailleurs parfaitement à l'immersion et à rendre épique les meilleurs passages, et c'est tout ce qu'on lui demande, à l'image de sa scène d'ouverture qui plonge immédiatement dans le bain. Frissons garantis en IMAX. De toute façon, c'est devenu une habitude de critiquer la forme quand on n'a rien à dire sur le fond, comme c'était le cas pour les critiques adressées à cet épisode de la série-phare d'HBO.


Après l'avoir encore revu, le film me travaille toujours, à l'image d'un puzzle qu'on ne cesse de faire et défaire jusqu'à trouver la combinaison parfaite, qui correspondrait à la disparition d'absolument toutes les zones d'ombre que renferme le film en lui. Même le schéma explicatif des timelines de Tenet concocté par un fan n'a pas suffi à calmer mes ardeurs face au film, tout comme les différentes théories qui circulent sur le net qui accroissent également l'aura et l'intérêt du film. C'est une oeuvre risquée et jusqu'au boutiste qui a vraiment fait office de rayon de soleil du mois d'août au sein d'une année si morose, mais également au sein d'un art cinématographique qui continue toujours un peu plus à s'industrialiser et se banaliser.


En outre, ce nouveau visionnage n'a fait qu'accentuer ce que je pressentais déjà lors du premier aperçu que j'ai pu avoir du film cet été. Tenet est un grand film. Sans exagérer, c’est peut-être même l'un des mieux écrits par son réalisateur, même s’il ne fait pas encore partie de mes préférés. SI j'ai introduit mon texte avec l'affreux qualificatif d'"imposteur" donné à Nolan, c'est parce que la critique principale que j'ai vue adressée au film est celle de la fausse complexité, de l’esbrouffe. Vous pensez vraiment que scénariser un tel film aurait pris autant de temps (pour rappel, une dizaine d'années) si chaque détail n'était pas pensé et pesé à l'aune d'éventuelles incohérences ? Je conçois que le temps passé à l'écriture n'est en aucun cas un gage de qualité, mais connaissant le perfectionnisme du cinéaste anglais, difficile d'affirmer le contraire. Le film demande évidemment un effort intellectuel parfois majeur à tout un chacun, et ce, même si les grandes lignes sont tout à fait compréhensibles. On peut d'ailleurs tout à fait passer un très bon moment devant grâce à ses scènes d’action dantesques et son rythme effréné, et alors simplement le considérer comme un James Bond Deluxe. Mais j'attends toujours qu'on me pointe du doigt les éventuelles incohérences que comporte le film, ou tout indice qui pourrait faire pencher la balance en faveur de sa fausse complexité. Ainsi, j'ai trouvé cela décevant de la part du critique d'un journal aussi réputé que Le Monde de masquer sa frustration de ne pas avoir tout compris de cette manière, et je vous en laisse seuls juges :
Le film dérive vers des confins métaphysiques que votre serviteur, en plein désarroi « spectatoriel », serait en peine de vous expliquer. Deux hypothèses, dès lors, s’offrent à l’exégèse. La première voudrait que Nolan ait signé un chef-d’œuvre philosophico-quantique dont les arcanes ne sauraient être pénétrés que par quelques rares élus. Pourquoi pas ? La seconde, plus triviale, c’est qu’il s’est légèrement pris les pieds dans le tapis de l’espace-temps. Nous penchons, avouons-le avec le doute et l’humilité requis, pour cette seconde solution.


Au contraire, je n'ai jamais vu un film aussi bien réfléchi de bout en bout, ou tout se recoupe comme il faut, sans qu'aucun détail n'échappe à son réalisateur-scénariste, faisant du film une prouesse d'écriture. Et cela sans évoquer le montage, qui se met vraiment au service de cette trame brillante (bravo à Jennifer Lame qui a dû fournir un travail titanesque). La prouesse de la monteuse s'illustre notamment lors du climax : comment ne pas être bluffé par la scène de combat final à Stalsk 12 qui voit s'affronter des personnages lourdement armés, certains inversés tandis que d'autres non ?


Dans les critiques négatives adressées au film, je partage tout de même l'avis de certains sur le fait que Nolan aurait certainement dû rendre certains passages plus intelligibles, car tout le monde ne peut pas retourner voir le film plusieurs fois. Pour ma part, je n'avais pas identifié le cordon rouge qui permet de repérer le sac de Neil à plusieurs moments-clés du film lors de mon premier visionnage. Insister un peu plus lourdement sur ces plans n'aurait sans doute pas fait de mal et en aucun cas entravé la fluidité de la narration. De même, certains dialogues explicatifs auraient sans doute pu être plus développés et le rythme des dialogues un peu ralentis à d'autres moments. Mais cela me conforte dans l’idée que je me fais du cinéaste et que je trouve extrêmement positive : il ne cherche jamais à rabaisser son public. J’irais même jusqu’à dire qu’il a presque une vision candide et naïve du cinéma et de ses spectateurs, qui est celle d’un passionné, à savoir que tout un chacun fera l’effort d’aller au-delà de son incompréhension de départ pour pouvoir apprécier ses films à leur juste valeur. Et surtout, que le spectateur qui voit son film ne lâchera pas prise avant la fin et qu'il est inutile de trop l'accompagner car il peut s'en sortir comme un grand, quitte à creuser le sujet en sortant de sa séance.


Néanmoins, la transition entre la première et la deuxième partie (l'utilisation du tourniquet à Tallinn où le protagoniste sera inversé pour la première fois) se fait peut-être un peu trop abruptement et c’est pour cela que le film n’est pas parfait, on ingurgite un peu trop d’informations à ce passage-clé de l'oeuvre. Mais comment être plus didactique, à un moment où tout s’emballe ? Cette scène est d'ailleurs la garante de la cohérence de l'ensemble tout en en étant l'une des plus intrigantes. Nolan ne fait pas l'erreur de nous montrer la scène qu'une seule fois, mais bien deux fois, d'abord dans le bon sens puis du côté inversé. Cette séquence peut tout à fait perdre le spectateur, mais pour ceux qui restent à flot, c'est ici que débute la partie la plus savoureuse du voyage temporel.


De plus, ce manque de didactisme peut être tempéré par le fait que Nolan aime prendre son spectateur par la main et ne le laisse jamais démuni face à la quantité astronomique d'informations qu'il délivre au spectateur. Ainsi, à titre d'exemple, si l'emploi des respirateurs artificiels est probablement peu pertinent scientifiquement parlant, c'est en tout cas un merveilleux outil scénaristique qui permet au spectateur de se repérer dans le temps et d'identifier les moments où les protagonistes avancent face au temps et non dans le même sens que lui. C'est la même chose avec les containers, qui permettent de reculer plus rapidement dans les dates.


En bref, j'ai été impressionné par la maestria de Tenet. Sans doute n'est-ce pas le film le plus émouvant de Christopher Nolan, ni le plus marquant et rassembleur. Il n'en reste pas moins un long-métrage d’une ambition démesurée, et d'une intelligence qui déborde peut-être un peu trop au point où ses qualités n'ont pas réussi à convaincre autant ses spectateurs que pour ses précédents films, de par l'opacité de son sujet et de son exécution qui ont posé problème à une grande partie d'entre eux. Cependant, je reste persuadé que le réalisateur britannique n'a jamais cherché à prendre ses spectateurs de haut en leur proposant un produit pompeux et sans explication derrière chaque élément, comme je l'ai malheureusement trop souvent lu.

Albiche

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