Terre sans pain
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Terre sans pain

Documentaire de Luis Buñuel (1933)

L’unique documentaire de Buñuel indique, dès son sous-titre, la singulière posture qu’il entend occuper sur ce genre si contrait. Son « Essai cinématographique de géographie humaine » entend en effet explorer deux directions qui peuvent paraitre contradictoire. La première, sur le terrain strictement documentaire, (l’essai), se veut l’adaptation très fidèle d’une thèse d’ethnologie réalisée sur la région des Hurdes, une contrée reculée et particulièrement miséreuse de l’Espagne.


Ou comment montrer, au début du XXème siècle, le dénuement honteux d’une partie de la population dont ignore quasiment l’existence, dans un tableau sans fard où le manque d’hygiène, de ressources et d’éducation accule les habitants à une survie douloureuse. Dès la séquence d’ouverture, qui se passe dans un village voisin encore assez cossu, le cinéaste filme frontalement une cérémonie traditionnelle durant laquelle les jeunes célibataires doivent arracher la tête de coqs suspendus au-dessus de la rue dans laquelle ils passent au galop. Les images sont violentes, et la voix off, assez professorale, commente en toute subjectivité le regard civilisé que l’on pourrait porter sur de telles pratiques. Plus tard, elle comparera les médailles chrétiennes de certains habitants aux « amulettes des sauvages en Océanie » accentuant cette impression de supériorité presque coloniale assez dérangeante.


Mais ce n’est pourtant pas là le point le plus saillant de cette expérience esthétique. Si le film remplit sa mission d’informer (et appelle clairement, en intertitre final, au soutien des forces républicaines dans la lutte contre les franquistes), expliquant rigoureusement le quotidien de ces habitants, la manière dont ils établissent des cultures en bord de rivière, ou les ravages de la malnutrition sur le développement physique et mental d’une partie de la population, il le fait dans une logique de démonstration qui n’est pas sans poser d’importantes questions sur la mise en scène. Les témoignages ont abondé sur les conditions de tournage, et la manière dont Buñuel a arrangé certaines séquences : un enfant présenté comme mort mais qui en réalité dormait, une autre dont on filme la bouche alors qu’il s’agit d’un plan de coupe d’un autre figurant, ou encore cet âne dévoré par des abeilles dont, dit-on, l’attaque aurait été orchestrée et favorisée par le metteur en scène lui-même. La fameuse séquence durant laquelle une chèvre chute de la montagne est restée célèbre : on voit clairement, sur la droite du cadre, la fumée du fusil avec lequel l’animal a été abattu pour les besoins de la séquence visant à illustrer ce qui peut se passer accidentellement de temps à autre.


La pose des habitants, le recours constant à la musique pour accroitre la dimension lyrique de la dénonciation ne trompent pas longtemps : l’œuvre de Bunuel est bien cinématographique, pour reprendre son titre. La fin semble pour lui justifier les moyens : son temps de présence sur les lieux n’aura pas occasionné suffisamment d’éléments qui existent pourtant, que ce soit dans la thèse de Legendre ou dans le quotidien des habitants. Si l’on peut cautionner la nécessité d’une exhaustivité au service de l’empathie pour les sujets filmés, le questionnement reste ouvert sur la place donnée aux images mensongères. On aurait pu imaginer des entretiens avec les habitants qui relateraient ces faits inaccessibles. Mais c’est là que se joue le rôle que s’assigne Buñuel : mettre en image. La représentation surréaliste du Chien andalou ou de L’Âge d’or l’ont déjà affirmé avec fracas : le cinéaste prend la caméra pour figurer, en mouvement, en ligne et dans le cadre, toutes ses idées. Visiblement à n’importe quel prix.


(6.5/10)

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le 27 janv. 2021

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Sergent_Pepper

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